
Hervé est un retraité qui vivote dans son appartement en copropriété. Les journées s’étirent, lui qui n’a plus son quotidien de vendeur dans un magasin de pneus pour se sentir utile. Sa femme, Élisabeth, donne des cours d’anglais pour adoucir les fins de mois. L’ennui est palpable, et les quelques sorties avec son chien Billy ne suffisent pas à l’occuper… et à occuper ses pensées.
En effet, par le passé, Hervé et Élisabeth ont vécu un drame que tout parent voudrait éviter comme le pire des cauchemars. Pourtant, cette tragédie est la leur. Leur couple a surmonté cette épreuve et, même si le chagrin et le manque sont omniprésents, leur amour l’un pour l’autre les a scellés dans un roc de fatalité.
« Il la connaît par cœur, elle est sa plus belle chanson, celle qu’il fredonne les yeux fermés depuis trente ans. » (p.95)
Alors, Hervé écluse les bouteilles sitôt seul, que ce soit à l’appartement ou au Perroquet, le bistrot du coin. Vaines tentatives alcoolisées pour oublier l’ennui, le manque, la douleur, la vaine solitude…
Le quotidien d’Hervé tend à changer lorsque les cinq membres de la famille Kobon emménagent dans l’appartement du dessus, laissé libre par le décès de la précédente propriétaire. Leur affabilité ne trompe guère Hervé, qui voit en eux tout ce qu’il n’a pas, ou tout ce qu’il a perdu : des enfants pleins de vie, des parents sûrs de leur prestance, un train de vie opulent. Un miroir inversé qui rapidement nargue Hervé, qui n’a rien à faire de ses journées sinon que de les observer.
« C’est l’impossible coexistence humaine, une lutte néfaste entre lui et tous les autres. » (p.164)
La bonhomie apparente vole en éclats lorsqu’un incident fait se confronter Laurent Kobon et le retraité. Ce dernier ourdit sa vengeance, alimentée par la frustration et la haine, disons-le franchement. Cette nouvelle motivation redonne un élan de vie, mais lorsqu’il s’agit de nuire à autrui, pas sûr qu’Hervé soit le gagnant de l’histoire.
« Une pensée l’obsède, celle de se venger. Une douce vengeance, inattendue, bien méritée, se fond et se construit dans son esprit amer. […] C’est une sorte de révélation. » (p.142)
Au final, on assiste au lent délitement d’un homme rongé par le chagrin, qui ne sait que faire de sa carcasse, et qui se raccroche tant bien que mal à sa femme, épouse modèle qui n’hésite pas à relever son homme raide enivré tombé à terre. Le deuil d’un enfant et d’une vie tendent-ils à excuser la froide machination d’un homme au final fondamentalement malheureux ? Quelle part d’empathie lui accorder alors qu’Audrey Najar fait de lui un anti-héros ou, plutôt, un homme « ordinaire » ? Les monstres se cacheraient-ils mieux sous le masque de l’insipidité ?
A nous de juger, serait-ce cela ? Dans tous les cas, Audrey Najar insuffle au pragmatisme et au prosaïsme éclatants de son récit une humanité touchante doublée de sa monstruosité dévastatrice. Parlerais-je d’un beau portrait d’homme ? Peut-être pas. Mais, par contre, d’un beau portrait amoché. Les paradoxes sont parfois les plus évocateurs et les plus signifiants…
Ordinaire, Audrey NAJAR, éditions du MASQUE, 2022, 226 pages, 19€.