
La belle Ariane a tout pour elle, à trente-cinq ans passés : un petit empire dans le monde littéraire grâce à ses talents de critique, d’influenceuse et d’écrivaine ; trois adorables filles ; un second mari aimant et charmant, que bien des jeunes femmes pourraient lui envier. Installée en Bourgogne et farouchement investie dans la ville, la petite famille tend à incarner un certain idéal.
Pourtant, il suffit d’un regard avec un barman pour qu’Ariane trébuche sur le chemin de cette nouvelle vie qu’elle a construite avec son mari. Sandro, de son prénom, la subjugue, l’hypnotise, la ferre, sans entreprendre la moindre tentative de séduction. L’évidence, Ariane la ressent, et tant pis si elle doit déployer des trésors d’imagination pour susciter l’intérêt de cet homme.
« je suis tombée amoureuse comme on tombe malade. Il m’a regardée, c’est tout. Dans ses yeux, dans leur promesse et ma renaissance, j’étais soudain atteinte d’un mal incurable ne laissant présager rien de beau ni de fécond. » (p.10)
« Depuis ce jour, j’ai cessé d’avoir, d’être et de lire, je n’ai pas eu froid, je n’ai pas ressenti la faim, j’ai cessé de m’occuper de ma famille, je n’ai plus rien fait d’autre que penser à lui. Et si je l’ai fait, c’était malgré moi. » (p.13)
Que peut-elle chercher et trouver auprès de lui, alors qu’elle a auprès de son mari, du père de ses enfants, la sécurité financière et affective ? Ariane se met à jouer avec le feu, multipliant les sorties et les mensonges pour échapper à la monotonie de son cadre familial et espérer séduire Sandro. Une mise en danger permanente, doublée de la vive souffrance que lui inflige cet homme qu’elle connaît si peu : de fait, il laisse peu de prises sur sa vie, n’accordant à Ariane que de brefs moments d’échanges, mais qui par la fulgurance du moment la transcendent. La jeune femme doute, hésite : peut-elle perdre son bonheur tranquille et se damner pour un homme versatile ?
« Un boulon avait sauté, j’avais perdu tout sens logique, il était devenu du jour au lendemain la raison de mon quotidien. Comme le déni fait partie de la maladie, je ne pensais ni aux conséquences, ni aux dangers. » (p.20)
Agathe Ruga questionne avec pertinence l’emprise de la passion, qui sur son passage devient ravage… On pourrait trouver l’héroïne inconséquente de jouer presque sur un coup de tête sa vie établie. Et pourtant… Le fait de donner corps de façon vibrante à l’irraison semble légitimer ces affres passionnelles, passionnées et passionnantes.
Au-delà de ce dilemme amoureux, l’écrivaine convoque tous les hommes qui ont compté dans la vie de son héroïne : son frère, son père, les nombreux amants de sa mère… Et Ariane de prendre conscience que son propre chemin de vie est une réécriture des figures masculines de son histoire personnelle et familiale, dans un kaléidoscope éclaté à l’harmonie certaine. Serait-ce dire que dans nos choix amoureux il n’y a point de hasard ? Faut-il envisager les relations amoureuses comme des palimpsestes des récits de vie familiaux et sentimentaux ? Ce serait alors envisager que tout nouvel amour n’est pas vierge de rien, mais correspond à une trame passée et enfouie qu’il s’agit de vivre ou revivre à la lumière d’un nouveau présent. Dans tous les cas, ces figures du passé convoquées dans le roman teintent ce dernier d’une douce nostalgie pour tout ce qu’elles ont pu apporter à l’héroïne : confiance, amour, protection, fierté, liberté et indépendance.
« Que retient-on d’un homme ou que veut-on retenir ? Peut-être prenons-nous uniquement les éléments qui nous aident à nous construire et retenons-nous ce que les autres nous ont raconté. » (p.135)
Peut-on / doit-on s’affranchir de ces figures tutélaires qui nous forgent, nous construisent ? Déconstruction ou re-construction ? Toute page de sa vie à écrire n’est pas forcément blanche, qu’on le veuille ou non. Avec une fougue évidente et un certain lyrisme, le récit nous invite à croire que coup de cœur, coup de foudre, (coup de tête ?) peuvent redéfinir un ordre que l’on pensait bien établi. Et tant pis pour les conventions, tant que l’on croit en ce qui nous anime.
« Pour être honnête, je n’ai jamais voulu qu’il disparaisse de ma vie, mon cœur n’a jamais essayé de l’éradiquer, toutes mes actions ont convergé dans l’unique but de le posséder. Je n’ai jamais tenté de sauver quoi que ce soit, sinon j’aurais peut-être réussi. » (p.111)
Dans tous les cas, Agathe Ruga signe avec cette auto-fiction (car nombre d’éléments font écho à sa propre vie) un sublime portrait de femme, un touchant portrait de famille, et un archétype masculin inédit fait de toutes ces figures convoquées.
« Parfois, il est plus facile de dialoguer avec les absents. Sandro c’est eux. Sandro c’est moi. » (p.199)
Enfin, il me plaît à lire dans ce récit une réécriture envisageable de Belle du Seigneur, d’Albert Cohen : Ariane et Sandro, figures contemporaines des mythiques Ariane et Solal pour la quête amoureuse, la contemplation et l’attente ; le souffle tantôt chaud tantôt froid de Sandro face à Ariane. Agathe Ruga écrit avec talent sa propre mythologie personnelle, affective et familiale.
« Il me tenait par quelques bribes, chansons ou messages. Puis le silence. Pesant, insoutenable. Son regard pailleté se substituait de plus en plus au regard noir de l’homme indifférent. Et pourtant, je le sentais proche, dans la même attente que moi, il ne pouvait en être autrement » (p.101)
L’homme que je ne devais pas aimer, Agathe RUGA, éditions FLAMMARION, 2022 (sortie le 13 avril), 202 pages, 19€.
Un immense merci à ma chère Agathe et aux éditions Flammarion que j’affectionne tant pour l’envoi gracieux de ce récit dédicacé.
Il suffit d’un doigt dans l’engrenage pour que tout chavire… qu’est-ce qui fait que l’on perd pied ? Roman sûrement très intéressant.
J’ai commencé « Numéro deux » et malgré la belle écriture, je ne suis pas encore emballée, contrairement à d’habitude !
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Récit intéressant, mais radicalement différent de son premier. Mince pour « Numéro deux »… Mais ça arrive, et il est intéressant de considérer ces « retenues ». Belle semaine ! 🙂
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J’ai terminé « Numéro deux », la suite était plus intéressante. Je me suis un peu ennuyée au début !
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Ouf 😉 ! Mais il est essentiel de respecter la subjectivité de chacun et je prends bonne note de cette entrée dans le livre chaotique 🙂
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