A dévorer !

« Le syndrome du canal carpien », John Boyne : une question de réseaux…

La famille Cleverley est illustre en Angleterre : George, le père, est à la tête d’une émission qui caracole depuis trente ans dans l’audimat de la BBC. Autoproclamé « trésor national », il invite les plus grandes stars dans son émission pour les interviewer, et peut se targuer lui-même de faire partie des gens « qui comptent ».

« Il était George Cleverley, après tout. Le quatrième présentateur le mieux payé de la BBC. Une des rares personnalités de la télévision de plus de cinquante ans dont le casier était vierge. » (p.102)

Son épouse, Beverley, se considère comme une femme de lettres depuis qu’elle a publié avec succès un roman. Seulement, depuis, elle se contente de fournir ses idées à une prête-plume, supposée écrire LE livre qui auréolera une nouvelle fois Beverley de gloire, et nourrira son illusion d’être une « vraie » écrivaine de renom.

« Il faut que je vous dise. Je suis une personne incroyablement créative. Je l’ai toujours été. L’inspiration me coule dans les veines. Et j’adore tellement la littérature. Je lis six ou sept livres par an, incroyable, non, ce qui est probablement la raison pour laquelle je suis l’une des autrices les plus populaires du pays. Mais voyez-vous, avec mes responsabilités familiales et mes obligations caritatives, je n’ai simplement pas le temps d’écrire mes livres moi-même. C’est là que vous entrez en scène. » (p.50-51)

Les Cleverley ont trois enfants, qui errent dans l’ombre de leurs parents : Nelson, l’aîné, a beaucoup de mal à interagir de façon normale avec les gens, et plus encore avec les femmes. Alors, chaque jour, il prend, au sens propre du terme, un costume : médecin, policier, ouvrier du BTP… Autant de déguisements qui lui confèrent une (fausse) identité, et qui surtout sont propices à de redoutables quiproquos.

« C’est juste que je me sens plus sûr de moi quand je porte un uniforme […] Les gens me prennent plus au sérieux. Et ce n’est pas comme si je faisais du mal à quelqu’un, si ? » (p.58)

Elizabeth, d’un an plus jeune, aimerait concilier son goût du luxe et la nécessité de faire vœu de pauvreté pour aider les plus humbles, surtout sous la férule de son petit ami. Mais tous deux se mirent dans un paradoxe absolu : chaque œuvre de dévouement est en fait une mise en scène destinée à attirer le maximum de likes et de followers. Enfin, Achille, considéré par tous comme un adorable « imbécile », est à dix-sept ans l’archétype du beau gosse flambeur et flamboyant. Sa marotte : faire chanter les « clients » potentiels pour ses « services » afin d’engranger un maximum de pécule.

Cette semaine-là, remue-ménage chez les Cleverley : la maîtresse de George lui annonce qu’elle est enceinte ; ce dernier commet de dramatiques bévues en choisissant les mauvais mots sur Twitter, ce qui l’amène à avoir la tête sur l’échafaud cathodique.

« Va sur Twitter tout de suite. Papa a déconné. Dans les grandes largeurs. » (p.181)

Beverley, qui a dû laisser partir son amant pour l’Ukraine et se résoudre à garder sa tortue de compagnie, ne parvient pas à discipliner sa nouvelle prête-plume ; Nelson est confronté à plusieurs situations qui malmènent sa zone de confort ; Elizabeth peut se défouler sous un nom d’emprunt et taper sur tout le monde, y compris sa famille, sur Twitter ; enfin, Achille tente de ferrer un nouveau poisson pour le délester de quelques milliers de livres.

Jour par jour, nous suivons les péripéties de chacun, sous le spectre quasi-totalitaire des réseaux sociaux. Car le dénominateur commun à toute la riche famille de Belgravia est le suivant : chacun voue un culte aux réseaux.

« LES RÉSEAUX, C’EST LA VIE ! » (p.356)

Or, que nous démontre ce délicieux roman de John Boyne ? Outre l’aliénation aux réseaux en la personne d’Elizabeth, il tend à prouver que notre vie est régie par ce besoin de paraître, quitte à mentir, quitte à travestir la réalité de façon éhontée. Vie fantasmée, vie rêvée ? A n’en pas douter. Au-delà, on devine la critique de cette frénésie générationnelle et mondiale à vouloir « prendre la parole », à avoir voix au chapitre. En effet, grâce à Tweeter et ses consorts, n’importe qui peut dire n’importe quoi sur n’importe quel sujet : plus que jamais l’amphithéâtre virtuel est ouvert à tous. Seulement, au-delà de cette ouverture pseudo-bienveillante, la critique est de mise, et les écarts sont traqués jusqu’à la mise à mort, qu’incarne à merveille le personnage de George.

« Une époque où les gens n’ont pas seulement tendance à s’offusquer de la moindre chose qu’ils perçoivent comme un affront mais cherchent frénétiquement des raisons de le faire. Vos intentions étaient peut-être bonnes, George, mais les intentions sont désormais sans importance. Les réseaux sociaux ont changé tout ça. » (p.224)

John Boyne dépeint un vaste cirque dans lequel ses personnages sont des marionnettes manipulées par les diktats des réseaux. Bien mal leur en prend, et le roman de devenir apologue. On se régale de l’humour et de l’ironie qui permettent de démasquer les affabulateurs modernes. Le syndrome du canal carpien est une formidable satire de notre – vaine ? – dépendance aux réseaux sociaux. Il nous amène à réfléchir à la meilleure manière possible de vivre sa vie : n’est-elle pas dans le fait de vivre caché(s) ou, pour le moins, déconnecté(s) ?

« Pourquoi, se demandait-elle, fallait-il, pour qu’elle se sente validée en tant qu’être humain, que des inconnus l’écoutent, postent des commentaires et des likes sur elle ? Ce petit morceau de plastique et d’électronique posé devant elle avait pris le contrôle de sa vie. Est-ce qu’elle existerait si lui n’existait pas ? » (p.424-425)

Au-delà du récit, voyons avec ce texte la condamnation nécessaire de nos dérives réelles et actuelles, qui n’est pas sans faire penser à l’essai La Fabrique du crétin digital...

« Les réseaux sociaux ne sont pas la réalité, tu sais. Juste un mirage. » (p.235)


Le syndrome du canal carpien, John BOYNE, traduit de l’anglais (Irlande) par Sophie Aslanides, éditions JC LATTES, 2022, 477 pages, 22.90€.

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