A croquer

« Leurs enfants après eux », Nicolas Mathieu : une fresque sociale édifiante à la faveur d’étés indolents et incandescents.

Avec ce roman de Nicolas Mathieu, back to the nineties dans une petite ville de l’Est de la France, Heillange, bourgade sclérosée par la mort de l’industrie dans la région, symbolisée par l’immense usine à feu mise à l’arrêt mais spectre quotidien d’un passé révolu pour une population besogneuse elle aussi partiellement à l’arrêt.

leurs enfants après eux.jpg

« Le corps insatiable de l’usine avait duré tant qu’il avait pu, à la croisée des chemins, alimenté par des routes et des fatigues, nourri par tout un réseau de conduites qui, une fois déposées et vendues au poids, avaient laissé dans la ville de cruelles saignées. Ces trouées fantomatiques ravivaient les mémoires, comme les ballasts mangés d’herbes, les réclames qui pâlissaient sur les murs, ces panneaux indicateurs grêlés de plomb. » (p.87-88)

L’inertie ambiante est redoublée par le choix d’ancrer l’action tous les deux ans en plein été, alors que l’atmosphère est étouffante et l’ennui dévorant : ainsi, nous suivons le parcours de quelques adolescents – Anthony, Hacine, Stéphanie – et de leurs parents de 1992 à 1998, héros anonymes et sans éclats qui se frôlent, se croisent, se heurtent, se dépassent. Les rencontres sont tantôt fortuites, tantôt provoquées : pertinent et prolifique entrelacement littéraire.

Leurs enfants après eux est un récit d’une grande richesse : le fait qu’il soit retenu pour plusieurs prix littéraires prestigieux (Goncourt, Renaudot) confirme sa grande qualité. Retour sur cette dernière en développant point par point les atouts de ce grand roman.


Indiquons en premier lieu qu’il s’agit d’un roman d’apprentissage, dans la mesure où l’on chemine tout du long avec Anthony, un adolescent de quatorze ans qui se cherche et découvre l’amour avec la fuyante mais fascinante Stéphanie ; apprentissage aussi pour Hacine, adolescent fruit de l’immigration et archétype du zonard de cité aux menus larcins faits de deals et de rapine ; apprentissage encore lorsque Anthony et Hacine se confrontent et s’affrontent pour un affront fait un soir de fête. Chacun grandit, se forge une identité, une carapace qu’il peut éprouver, avec plus ou moins de succès, face à l’autre.

Nicolas Mathieu signe aussi un roman social : dans cette ville d’Heillange, le chômage sévit. Les anciens ouvriers qui ont trimé toute leur vie durant se retrouvent cassés et face au néant de journées sans labeur. Ainsi, le père d’Anthony vivote de menus travaux dans les jardins ; hélas, pas suffisamment pour lui faire passer l’envie de boire jusqu’à plus soif. Un alcoolisme pointé du doigt qui décime les anciens gaillards de sa trempe et détruit les familles. Le père d’Hacine, compagnon d’usine du père d’Anthony, incarne quant à lui le brave immigré qui pendant quarante années se crève pour un pays qui ne l’accepte jamais vraiment, sinon comme brave bête à tout faire pour faire marcher l’usine de sa sueur : archétype d’un inconfortable entre-deux franco-marocain et pauvre hère sacrifié sur l’autel d’un travail sans fruits personnels. Rajoutons aussi le très soigné diaporama social dessiné par Nicolas Mathieu en opposant les ouvriers et leurs enfants un peu paumés aux notables de la ville, en la personne du père de Stéphanie ou du fils du maire.

« Les hommes parlaient peu et mouraient tôt. Les femmes se faisaient des couleurs et regardaient la vie avec un optimisme qui allait en s’atténuant. Une fois vieilles, elles conservaient le souvenir de leurs hommes crevés au boulot, au bistrot, silicosés, de fils tués sur la route, sans compter ceux qui s’étaient fait la malle. […] Les familles poussaient comme ça, sur de grandes dalles de colère, des souterrains de peines agglomérées qui, sous l’effet du Pastis, pouvaient remonter d’un seul coup en plein banquet. » (p.17)

Enfin, Leurs enfants après eux est le roman d’une époque, celle de la France des années 90 : la France de la mise à mort des industries du Nord et de l’Est, la France du chômage, la France des Français et de leurs consorts immigrés, la France de la Coupe du Monde et espoir d’une nation black-blanc-beur. Nicolas Mathieu signe là une fresque quasiment historique et sans complaisance, largement documentée sans pour autant suggérer une quelconque nostalgie de cette époque révolue. Notons la prouesse de créer une continuité narrative sans faille malgré des sauts temporels de deux ans en deux ans mais toujours à la faveur d’un été indolent et incandescent.

Leurs enfants après eux est un roman fort et de grande qualité qui suggère malgré tout un espoir solaire dans la grisaille d’une décennie révolue.

« Dans cette vallée, des hommes étaient devenus riches et avaient construit de hautes maisons qui dans chaque bled narguaient l’actualité. Des enfants avaient été dévorés, par des loups, des guerres, des fabriques ; à présent, Anthony et Steph étaient là, constatant les dégâts. Sous leur peau courait un frisson intact. De même que dans la ville éteinte se poursuivait une histoire souterraine qui finirait par exiger des camps, des choix, des mouvements et des batailles. » (p.137)


Leurs enfants après eux, Nicolas MATHIEU, éditions Actes Sud, 2018, 426 pages, 21.80€.

2 réflexions au sujet de “« Leurs enfants après eux », Nicolas Mathieu : une fresque sociale édifiante à la faveur d’étés indolents et incandescents.”

Laisser un commentaire