Été 2016 à Versières, petite ville de banlieue parisienne. Le policier Cosme Giquel et la stagiaire Danièle Bouyx sont en maraude dans les quartiers chauds de la Cité Noire. Rite initiatique pour elle, promenade de santé pour lui.
« Dans la maison du bonheur, on n’a laissé que le hall à la disposition des habitants de Versières. Quand ils ne sont pas au chômage, ils vivotent de petits boulots. Mais depuis trois ans, miracle, ils sont au point mort, ne se battent pas, ne hurlent pas et ne protestent pas. Donc, pas de zèle. Les peuvent bien tenir les murs des entrées de HLM, ce n’est pas votre problème. Et si vous croyez voir un début de trafic de shit, passez votre chemin. Les surhommes de la BAC autres services dopés au pot belge s’en chargeront tôt ou tard. Tard, j’espère. Le mot d’ordre est clair : quand tu ne peux pas éteindre le feu, ferme les yeux. » (p.13)
Seulement, leur tournée de repérage se transforme en un fragment de seconde en course poursuite : alors que Cosme et Danièle se sont arrêtés pour fumer une cigarette, un adolescent désœuvré éprouve le malin plaisir de les narguer en les prenant en photo. Sous l’impulsion de Danièle, scandalisée à l’idée de ces photos compromettantes, Cosme prend en chasse le jeune Driss Aslass pour l’interpeller. Peine perdue. Mais lorsque le lendemain le corps sans vie du jeune Driss est retrouvé le long des rails, la culpabilité des deux jeunes policiers ne fait plus aucun doute.
Alors, tout l’échiquier judiciaire et politique se met en branle pour éviter le scandale raciste :
« Ce môme n’était qu’un dossier. Et, à coup sûr, un dossier pourri. » (p.41)
« Qu’on est dans la vraie vie et qu’on n’enterre pas sans explication un jeune Beur qui, trois heures avant sa mort, vous prenait en photo avec votre amoureux. La presse va se régaler. » (p.99)
Gilles Martin-Chauffier se livre alors à un récit polyphonique savamment orchestré, dans lequel chaque entité tire un peu plus sur le voile opaque des petits arrangements et des manipulations conséquentes pour faire la lumière sur un réseau d’intérêts personnels à servir. Ou du moins à protéger. La multiplication des conflits d’intérêts à l’œuvre dans le roman questionne la véritable nature des relations entre les différents protagonistes, relations jamais totalement sincères, jamais totalement mensongères. Un art du slalom dans laquelle la rhétorique est reine.
« La justice, c’est comme la guerre : l’affrontement des gens qui ne se connaissent pas et se font du mal au profit d’avocats et de marchands d’armes qui se connaissent et se font du bien. » (p.284)
De fait, chacun se pare d’un masque et redoute la révélation de secrets inavouables, dont seul le lecteur aura finalement connaissance : ainsi, Florence de Savay, brillante directrice de cabinet du ministre de l’Intérieur à Beauvau, n’est rien de moins qu’une nymphomane ; le placide commissaire de police de Versières, Gildas Méheut, en pince secrètement pour la jolie mère du jeune Driss ; quant à Hassan Saïdi, délégué à la jeunesse à la mairie de Versières et « grand frère » tout puissant de tous les petits caïds de la ville, son petit secret personnel pourrait le faire choir de son piédestal de la Cité Noire.
L’ère des suspects est donc une vaste comédie des masques dans laquelle tout n’est qu’affaire de communication et de manipulation des données. Au final, le trafic le plus dangereux n’est pas forcément celui auquel on pense de prime abord, à savoir le deal des cités, mais bien plutôt celui de la classe dirigeante avec à sa tête « Sa Majesté » (p.77) entourée de « ces courtisaneries toujours courues » (p.77) Aurait-on là une apologie de la méfiance (même de celle des clichés les plus ancrés dans notre société actuelle ?) ?
« Mais tout le monde est suspect en France. On vit à l’ère des suspects. La police est suspectée de détester les Arabes. Les Beurs des cités sont suspectés d’être des dealers ou des djihadistes. Les Roms sont suspectés d’être des voleurs. Comme les hommes politiques. Qui sont aussi des pourris. Et personne ne compte sur les journalistes pour les dénoncer puisqu’ils sont de mèche, déjeunent avec eux et leur lèchent les bottent. Dans notre pays, tout le monde déteste tout le monde. » (p.107)
Gilles Martin-Chauffier se livre, tout du long, à une autopsie critique de la société française, scindée entre les privilégiés qui peuvent compter sur leur argent et leurs relations, et les plus modestes qui manient l’art de la débrouillardise de façon plus ou moins licite. Au-delà de cette scission, il pointe du doigt une France prompte à accuser sans détour. Un voyeurisme social grâce auquel les coupables sont en général toujours tout trouvés.
On ne s’étonnera pas non plus de l’importance de la thématique de l’image et des médias dans le roman, à travers la recherche assoiffée de scoops juteux par les magazines, le contrôle de leur image par les stars jusqu’à confiner à l’ennui le plus profond pour qui les interviewent, l’ébruitement par des fuites sciemment organisées d’informations clés.
« Tout ce qu’elle voulait, c’était m’éliminer du paysage. Mais en douceur. J’ai fini par comprendre pourquoi. Elle tremblait à l’idée que je raconte à un journal comment le président en personne avait soufflé mon nom à son meilleur ami. C’était sa hantise. Qu’un fait divers tourne à l’affaire d’état par la faute d’une recommandation venue d’elle. Pour détourner le souffle de cet ouragan, elle était prête à ouvrir grand le parapluie au-dessus de moi.
Et je dois dire qu’elle l’a fait. Abolir le délit, c’est abolir la loi. » (p.272)
Vaste et redoutable fable, L’ère des suspects dénonce avec talent l’immoralité à l’œuvre dans notre mécanisme sociétal.
« En démocratie, on respecte le droit des poux à grignoter les lions. » (p.62)
L’ère des suspects, Gilles MARTIN-CHAUFFIER, éditions Grasset, 2018, 286 pages, 19.50€.
Roman gracieusement envoyé par le service presse des éditions Grasset.
Pour un reportage complémentaire (et plutôt objectif !) à cette chronique, l’article de Paris Match sur le roman.