Sam et Merry ont quitté leur vie new-yorkaise pour des raisons que l’on devine troubles. Ayant hérité d’une maison à une heure environ de Stockholm, le couple s’installe en Suède, où Merry donne naissance au petit Conor.
« Elle serait l’épouse qu’il me fallait. La mère que mon fils méritait. Recommencer de zéro. Voilà ce que nous faisions. » (p.213)
A force de patience et d’efforts, Merry et Sam retapent toute la maison pour en faire un nid douillet et accueillant. Ils redonnent également vie au jardin, laissé à l’abandon, pour assurer leur autosuffisance avec une dextérité admirable. Le couple a progressivement créé son havre de paix dans un cocon naturel luxuriant, paix absolue si l’on considère les trois seuls voisins près d’eux : une liberté relative dans ce confinement végétal… Fort de ce nouveau départ, Sam ne cesse de demander un nouvel enfant à Merry.
Cependant, ce paradis idyllique et cette image de famille comblée digne d’une photo de catalogue publicitaire laissent progressivement apparaître des failles : pourquoi Sam rechigne-t-il tant à laisser Merry aller seule en ville ? Qui est Malin, cette femme avec qui il a régulièrement rendez-vous ? Une maîtresse supplémentaire ? Pourquoi le petit Conor a-t-il de temps à autre des bleus sur ses petites cuisses potelées ?
« Merry, Merry. Ma pauvre amie désespérée. Sa vie est une façade. Un masque. Elle l’enfile quand Sam et moi sommes présents, mais lorsqu’elle se retrouve seule avec l’enfant et que je l’observe en douce, c’est une tout autre histoire. Rien de maternel, pas une once d’instinct.
C’est du cinéma. Ou un piège dans lequel elle s’est enfermée. » (p.118-119)
Lorsque la meilleure amie de Merry, Frank, arrive chez eux pour y séjourner, elle devine rapidement que quelque chose ne tourne pas rond malgré les efforts notables de Merry pour faire croire à une pseudo-perfection de son ménage et de son quotidien. Déchirée entre la rage d’être la spectatrice impuissante d’une situation qui la dépasse et la jouissance non feinte de décoller le vernis posé par Merry sur sa propre vie, Frank se retrouve à jouer sur les deux tableaux. Merry et Frank ; Sam et Merry ; Sam et Frank : duos ou duels ?
« Tout ton monde est imbriqué dans celui d’une autre ; le câble qui vous relie, épais et torsadé, ne craint pas les orages. Moi, toi, nous, on. Deux vies, deux femmes, liées en un poing serré comme les racines d’arbres centenaires, si profondes et emmêlées qu’on ne peut les distinguer – impossible de se débarrasser de l’une sans tuer aussi l’autre. Un peu de toi, un peu de moi. Meilleures amies. » (p.245)
Ce premier roman, signé Michelle Sacks, est tout simplement extraordinaire tellement il est addictif. La polyphonie est de mise avec des chapitres qui font alterner la voix des personnages : tantôt Merry, tantôt Sam, tantôt Frank. Notons une mise en page particulière des dialogues : aucune ponctuation caractéristique (guillemets, tirets) n’est présente, seul le retour à la ligne indique le changement de voix. Et pourtant, la lecture n’en est pas rendue plus difficile.
Les trois thèmes, dont la complexité est rondement travaillée sans qu’il y ait de poncifs, sont les suivants : le couple et la vie conjugale, la maternité et l’amitié. Pour chacun d’eux, Michelle Sacks questionne la dualité : quels masques érige-t-on et dans quel(s) but(s) ? Que veut-on montrer de soi, tant en amour qu’en amitié, alors que l’on est supposé faire preuve de sincérité ? Ces masques sont-ils révélateurs de choix qui n’en sont pas vraiment ?
« Et Merry, ma pauvre Merry. Comme je compatis. Elle est malheureuse. Prisonnière de cette vie, elle rêve de retrouver sa liberté. Vraiment, j’en ai assez vu pour le savoir. » (p.133)
La vie dont nous rêvions suggère l’étouffement, qu’il soit originel (quand les parents brident les enfants par leurs remarques ou leur absence), amical ou conjugal : y a-t-il une issue à ce rapport, contraint et forcé, de domination ? Une réaction est-elle envisageable ?
« Le mari. Le maître de la maison. J’imagine qu’il m’explique seulement ce que je ne sais pas. Ce dont j’ai besoin. Ce que je veux. Qui je suis. En échange de quoi, je lui donne tout. Je lui donne précisément la femme qu’il veut que je sois. Une prestation parfaite. Il ne se satisferait pas de moins. » (p.36)
Michelle Sacks a le mérite d’écarter tous les tabous et propose ainsi une narration qui progresse vers l’innommable. Et pourtant, c’est une horreur qui, hélas, existe dans la vie de tous les jours.
« Qu’est-ce qui est le pire, le meurtre ou le mensonge ? Pour moi, ils ne font qu’un. » (p.206)
De même, elle n’hésite pas à questionner le désir de faire du mal à ceux que l’on aime, désir motivé par une jouissance perverse et morbide dont l’origine peut sembler irrationnelle.
Michelle Sacks ose et se révèle virtuose.
La vie dont nous rêvions, Michelle SACKS, traduit de l’anglais (Afrique du Sud) par Romain Guillou, éditions Belfond, 2019, 327 pages, 21.90€.
Je remercie les éditions Belfond pour l’envoi gracieux de cet extraordinaire roman.
Sujet toujours intéressant et différent… Je note !!!
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