Après plusieurs années passées aux États-Unis, Evan Gordonston revient dans sa ville natale, Londres. Il y retrouve son amie de toujours, Emily « Nin » Stuart, écrivaine, critique et rédactrice publicitaire qui enchaîne des missions diverses et variées. Evan trouve une location au dernier étage d’une élégante maison dans le quartier de Richmond, propriété de Caroline et David Beresford. Or, lorsqu’il rencontre Caroline pour la première fois, c’est le coup de foudre immédiat, foudroyant et absolu.
Mais cet amour, qui consume Evan, est d’une part à sens unique et d’autre part non avoué : l’amoureux transi est devenu, sous la plume de Kirsty Gunn, l’archétype moderne du l’amant courtois du XIIIe siècle. Tout à son amour exclusif pour la belle et pétillante Caroline, il maigrit, se néglige et devient presque absent à toute autre considération. Evan, réincarnation romanesque de Dante et de Pétrarque ?
Même si cet amour n’est pas partagé, Evan demande à son amie Emily d’entreprendre la rédaction d’un roman pour faire le récit de son « histoire » avec Caroline. Entreprise un peu folle lorsque l’on voit qu’au final, il ne se passe quasiment rien en terme d’évolution, de progression de la relation.
« Personne d’autre ne comprendrait, même, ce que j’essaie de faire ici ; établir un compte rendu de mes expériences et en tirer une histoire d’amour… voilà ce que nous sommes en train de faire, Nin. Toi et moi. Mais toi, tu comprends. » (p.82)
Pourtant, Evan consigne dans de nombreux feuillets des notes sur le quotidien avec Caroline ou des anecdotes de Richmond et de sa propre vie, qu’il donne ensuite à Emily : matière narrative en puissance ? Autobiographie ? Essai ? Roman ? Une étrange forme narrative s’annonce.
Cet ambitieux projet est mené tambour battant par des rencontres régulières entre Emily et Evan dans différents bars de l’ouest de Londres, autour d’un gin-tonic. Emily, devenue secrétaire d’Evan, se retrouve happée malgré elle par le récit pourtant statique d’Evan, récit dans lequel le moindre détail devient prétexte à une glose conséquente.
« Ces séances de questions-réponses, avait-il dit, et il avait été clair là-dessus, seraient le socle à partir duquel je construirais « un compte rendu méticuleux », telle fut sa description initiale, puis, une « histoire d’amour », en vue de devenir un possible futur roman complet, fondé sur l’expérience et la réalité, qui inclurait une narration alerte et captivante reposant sur deux personnes qui s’étaient rencontrées par hasard » (p.62)
Alors, qu’a-t-il bien pu se passer pour en arriver au bikini de Caroline ?
Le Bikini de Caroline est une forme narrative hybride absolue : c’est la mise en abyme d’un roman dans lequel un « roman » est en train de s’écrire, dans le processus littéraire du work-in-progress.
Clairement, ce roman n’a rien de remarquable concernant « l’événementiel » : il ne se passe objectivement pas grand chose dans le roman et les répétitions s’enchaînent.
« En effet, Le Bikini de Caroline pourrait être considéré comme plus proche d’un récit d’événements que d’un objet littéraire. » (p.333)
Or, cette pauvreté narrative n’est qu’apparente : en effet, elle permet une réflexion d’une grande richesse sur les potentialités de l’écriture narrative. Ainsi, à défaut de concrétiser le coup de foudre amoureux d’Evan par une relation amoureuse effective, c’est son « roman » qui lui donne véritablement naissance, qui la rend effective. En d’autres termes, l’écriture narrative pallie les manques de la réalité. Formidable machine à rêves, non ? Ainsi, le fait de consigner tout ce qui est relatif à Caroline permet de créer une densité relative à la relation entre Evan et elle.
De plus, tout le roman exhibe le processus de création… d’un roman ! Formidable mise à distance, constante, qui permet une belle réflexion sur l’écriture. Le Bikini de Caroline propose les germes d’un roman mais surtout, et avant tout, un métatexte érudit et humoristique dans lequel la narratrice / l’écrivaine s’adresse(nt) au lecteur.
D’ailleurs, l’écrivaine, Kirsty Gunn, va plus loin encore en proposant un renvoi constant, tout au long du texte, à des notes explicatives que l’on retrouve développée à la fin du roman : après le métatexte vient l’herméneutique, vaste glose d’une cinquantaine de pages sur des points divers et variés que le roman n’a pas forcément développés en son sein. Un roman peut-il finalement vraiment se finir ? Quels risques prend-t-on à privilégier telle trame plutôt qu’une autre ? Voilà une clé supplémentaire proposée par le récit…
« Ainsi, nos propres histoires se mêlent aux lignes circulaires de la fiction pour former une seule narration, continue, sans fin… » (p.328)
On l’aura compris, Le Bikini de Caroline est un roman qui s’adresse plus particulièrement aux littéraires. De fait, on peut clairement être décontenancé par l’étrangeté de la forme narrative et pourtant, quel morceau de bravoure que de proposer un texte qui mélange à la perfection théories littéraires et mise(s) en pratique ! J’ai songé, pendant une bonne partie du roman, à l’ovni littéraire que fut La Vie et les opinions de Tristram Shandy, écrit au XVIIIe siècle par Laurence Sterne, et qui érigeait une mise à distance narrative et typographique détonante. En 2019, Kirsty Gunn propose un nouvel ovni littéraire, mais quelle pépite !
Le Bikini de Caroline, Kirsty GUNN, traduit de l’anglais par Jacqueline Odin, éditions Christian Bourgois, 2019, 412 pages, 22€.
j’aime beaucoup cette autrice! Il faut absolument que je lise ce dernier roman dont le thème m’interpelle fortement.
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Je ne connais pas encore cette auteure ni ce genre littéraire. Mais suis très intriguée par ce livre ! Je note bien sûr 😉
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🙂 !!!! A tenter ! 🙂
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