A croquer

« Cora dans la spirale », Vincent Message : l’élégance de la déchéance (#rentrée littéraire 2019)

C’est la chronique d’une femme comme vous et moi, comme il en existe tant de par le monde. Une jeune femme de trente ans qui, en 2010, après la mise au monde de son premier enfant, Manon, reprend le chemin de son poste en marketing dans une grande entreprise d’assurances sise à Paris, Borélia. Une jeune femme de trente ans que l’on va passer sous le rouleau-compresseur de la restructuration de l’entreprise afin de faire face à la crise économique de ce début de décennie : la difficile cohabitation en open space, l’exigence chaque jour renouvelée d’un rendement accru, la pression hiérarchique, le harcèlement professionnel la nuit et le weekend, « l’invitation » à procéder à un écrémage au sein de l’équipe pour diminuer les coûts…

« Pire que la tour, de l’avis général, pire que les bruits et les regards de l’open space, il y a les transports pour venir. Autre cercle de l’enfer, souterrain celui-ci, plus profond que dans l’enfer. » (p.127)

Une jeune femme de trente ans qui, lentement mais sûrement, va dérailler. Jusqu’à se perdre elle-même. Jusqu’à perdre ce qu’elle a de plus cher. Bienvenue dans la spirale infernale de cette tranche de la vie de Cora.

« Est-ce que c’est d’abord l’habitude qui use, émousse, ternit, ou est-ce que ce sont plutôt la fatigue et le stress ? » (p.198)

Cora.jpgRécit édifiant du monde de l’entreprise, de sa cruauté, de sa verticalité univoque, Cora dans la spirale est la chronique de tous ces Parisiens qui vivent selon le rythme effréné métro-boulot-dodo qui ne laisse guère de place à la fantaisie. Une routine qui tend à déposséder les individus de leur identité : moutons interchangeables placés sur un échiquier dominé par le roi de Borélia dans l’ombre duquel manœuvre son fou, tyran direct de Cora.

Dans ce cauchemar quotidien grandissant, Cora incarne la femme qui a renié son rêve avorté de devenir photographe et qui, par raison, se donne corps et âme à son travail administratif. C’est aussi cette mère qui jongle avec les horaires pour profiter de son bébé. Enfin, c’est cette épouse qui, au sein du foyer conjugal, monopolise chaque jour un peu plus l’attention de Pierre avec ce mal-être professionnel grandissant.

« C’est dans son corps. Quelque chose dans son corps. Dans une zone indécise entre le cœur et le ventre, il y a un petit lac, ou un réservoir, donc, qui la plupart du temps est vide et qu’elle ne sent même pas, mais qui parfois se remplit d’un ruissellement d’eaux noires. » (p.91)

Alors pour tenir cette cadence infernale, sans doute faut-il paradoxalement fuir un peu, au sens propre comme au sens figuré. Trouver des exutoires salvateurs doués de cette capacité de raviver la vie en Cora.

« Cora a besoin de sortir d’elle-même, de tordre le cou à la routine, de ne pas éviter les dangers. » (p.238)

De fait, c’est Delphine, cette collègue troublante et attirante. C’est Maouloun, ce réfugié malien qui un jour lui a prêté secours et qui depuis est un interlocuteur régulier. C’est encore cette bifurcation vers la côte normande que Cora emprunte un jour pour dévier de son trajet quotidien pour la Défense.

Autant de signaux d’une femme qui lutte pour sa survie. Mais l’entreprise française, machine à broyer, n’est pas forcément décidée à lui accorder du répit…

« Est-ce qu’elle pouvait, dans ces circonstances-là, voir monter le danger ? Est-ce qu’elle était censée se rappeler que les bonheurs modestes ne sont pas forcément plus pérennes que les ambitions démesurées ? » (p.152)

« Submergée par le travail, par le chagrin et l’inquiétude, elle a eu le sentiment, dans les semaines qui ont suivi, qu’elle était entraînée vers des régions plus noires de sa psyché et du monde autour d’elle. On se liguait pour repérer ses failles, guetter le moindre de ses faux pas et provoquer sa chute. » (p.297)


Cora dans la spirale est, vous l’aurez compris, un roman social qui dénonce l’inhumanité du fonctionnement des entreprises. Roman initiatique également puisque Vincent Message propose le récit d’une tranche de vie à un tournant décisif.

La lecture de ce texte a parfois été longue : le style soigné de l’écriture d’une part m’a amenée à prendre mon temps ; d’autre part, l’auteur se livre à de longues digressions pour lesquelles je me suis régulièrement posé la question de l’enjeu. Dans tous les cas, ces deux aspects combinés de l’écriture ont pu mettre en évidence une progression lente mais inéluctable vers le point de bascule du roman, glaçant, terrible, dramatique…

« Il lui reste à peine la lucidité nécessaire pour sentir qu’elle est en train de perdre toute sa lucidité, que son corps sur lequel elle n’a plus de prise est entré dans une caverne où les ombres s’agrandissent jusqu’à refermer autour d’elle un cercle de menaces invincibles. » (p.302)

Ainsi, la dernière partie du roman change de tonalité avec une incarnation bien plus prégnante du narrateur, qui tout du long apparaît comme simple chroniqueur enquêtant auprès des principaux protagonistes pour rendre compte des faits. Une humanité somme toute bienvenue et qui insuffle un espoir final viable alors que tout du long du roman chaque lueur espérée a été avortée.

Enfin, Cora dans la spirale, réécriture de Madame Bovary ? C’est la théorie proposée par le Magazine littéraire de septembre 2019. A bien des égards, Vincent Message transpose effectivement l’héroïne de Flaubert au XXIe siècle dans ce spleen du quotidien et la recherche d’une vie trépidante dans laquelle les désirs ne seraient pas forcément voués à l’échec.

Cora dans la spirale s’adresse, selon moi, à des lecteurs éprouvés qui tiendront le rythme d’une narration lente et d’une écriture élégante mais qui impose de prendre son temps. Une matière littéraire dense, de qualité, que les passionnés ne pourront que savourer.


Cora dans la spirale, Vincent MESSAGE, éditions du Seuil, 2019, 458 pages, 21€.

 

 

 

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