Nous sommes à la fin de l’hiver 1885 à Paris. A l’hôpital de la Salpêtrière, l’effervescence est à son comble car dans quelques semaines aura lieu le bal de la mi-carême, au cours duquel les résidentes costumées seront les cavalières, le temps d’une soirée, de bourgeois, d’intellectuels et de gens bien-pensants mus par la curiosité de découvrir ces femmes internées.
« Les folles n’effrayaient plus, elles fascinaient. C’est de cet intérêt qu’était né, depuis plusieurs années, le bal de la mi-carême, leur bal, l’événement annuel de la capitale, où tous ceux qui pouvaient se vanter de détenir une invitation passaient les grilles d’un endroit autrement réservé aux malades mentales. Le temps d’un soir, un peu de Paris venait enfin à ces femmes qui attendaient tout de cette soirée costumée : un regard, un sourire, une caresse, un compliment, une promesse, une aide, une délivrance. Et pendant qu’elles espéraient, les yeux étrangers s’attardaient sur ces bêtes curieuses, ces femmes dysfonctionnelles, ces corps handicapés, et l’on parlait de ces folles des semaines après les avoir vues de près. » (p.103-104)
Ces internées sont des femmes que la vie a bien souvent malmenées : il y a Thérèse, la « doyenne », ancienne prostituée trahie par son amoureux et qui s’est vengée de lui en le poussant dans la Seine ; nous faisons également la connaissance de la jeune Louise, orpheline abusée par son oncle et victime de crises d’hystérie régulières. Elles, et bien d’autres : épouses, sœurs, filles, mères… Autant de femmes aux nerfs fragiles et à l’esprit sensible parquées dans cet hôpital à la mauvaise réputation, aussitôt placées et aussitôt reniées par leurs familles, vouées à l’oubli le plus absolu tant que le patronyme lustré n’est pas déshonoré.
S’il en est une qui va faire l’amère expérience de cet abandon, c’est Eugénie, fille de l’illustre notaire Cléry. Esprit libre et révolté, Eugénie étouffe dans le cocon bourgeois de sa famille. Reléguée à son rôle de femme et de future épouse, son père ne voit en elle qu’une figurante. Seulement, Eugénie sent en elle le souffle de la liberté et le désir de s’affirmer. Alors, les éclats entre le père et la fille sont monnaie courante. Mais tout bascule lorsque le patriarche découvre que sa fille est capable de voir les défunts et de communiquer avec eux : honteux et craignant l’opprobre public sur son illustre nom, il la fait enfermer à la Salpêtrière. Pour lui, sa fille n’existe plus.
« On ne converse pas avec les morts sans que le diable y soit pour quelque chose. Je ne veux pas de cela dans ma maison. A mes yeux, ma fille n’existe plus. » (p.85)
Difficile pour Eugénie de faire comprendre au corps médical qu’elle n’est pas folle et que son « don » n’est pas une hérésie. Face au docteur Charcot, « manipulateur » en diable de ces femmes accusées de démence, Eugénie ne se laisse pas faire mais par ce fait signe son internement officiel.
Pourra-t-elle compter sur Geneviève, la responsable de toutes les internées, dévouée à Charcot depuis vingt ans et qui ne croit qu’en la science ? Le fait de pouvoir entrer en communication avec la défunte sœur de la responsable pourra-t-il être un argument pour organiser sa fuite ?
La folie est-elle celle de ces femmes fragiles ou celle de ces hommes qui les instrumentalisent ?
Ce premier roman de Victoria Mas, justement récompensé par le prix Renaudot des lycéens 2019, est un pur bonheur de lecture ! Le titre est quelque peu déceptif car du bal, on n’en saura pas grand chose. Cependant, le prétexte narratif est idéal pour créer une tension au sein de la Salpêtrière au fur et à mesure que les semaines avancent vers ce bal.
Nous retiendrons de ce très bon récit la dénonciation du pouvoir des hommes sur les femmes au XIXe : ces hommes observateurs, manipulateurs, fascinés par le fonctionnement du corps et de l’esprit féminins, horrifiés par la perte de contrôle, réjouis par la perspective d’expérimenter leurs mesures médicales…
« Leur attrait était paradoxal, elles soulevaient les craintes et les fantasmes, l’horreur et la sensualité. » (p.103)
Ces femmes, réduites au bon vouloir des hommes, totalement dépendantes du père, de l’époux, du frère… Victoria Mas donne voix à ce manichéisme absolu qui a régi tant de destins de femmes.
« Depuis toujours, elles étaient les premières concernées par des décisions qu’on prenait sans leur accord. » (p.102)
L’autre thème clé est celui de la croyance : au nom de la médecine et de la raison, tout est-il crédible ? Quelle est la part de superstition dans nos vies ? Croire en l’au-delà et ses figures mystiques serait-il folie ? Qui est le plus fou dans sa croyance : le scientifique, au mépris de l’humanité, ou le mystique, au mépris des réalités contingentes ?
Le bal des folles est un excellent roman : découvrez-le sans tarder.
Le bal des folles, Victoria MAS, éditions Albin Michel, 2019, 251 pages, 18.90€.
Bravo pour cette chronique. Moi aussi, j’ai beaucoup aimé le côté « féministe » de ce premier roman mais je n’avais pas trop vu l’opposition entre scientifique et mysticisme. Merci pour cette ouverture qui me donne à réfléchir…
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Merci beaucoup ! Ravie de compléter votre regard critique sur ce très bon roman. Très belles de fin d’année 🥂 🌟 !
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Merci à vous aussi !
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Dans la PAL celui-ci aussi !!! L’étude de « la folie » m’a toujours intéressée, mais qui sont réellement les « gens dits normaux »…??? Peut-être pas ceux que l’on croit !
J’ai vu cette auteure dans La Grande Librairie, et j’ai été captivée par l’idée de son roman !
Bonnes fêtes de fin d’année ! 🙂
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Tu vas adorer !!!! En plus, elle est ligérienne, comme moi 😊 Alors forcément 🤩 … Très belles fêtes de fin d’année 🥂🌟🍾
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