Mathilde est, depuis des années, modèle dans des écoles d’art parisiennes. Poser nue est son quotidien, son gagne-pain, qu’elle vit avec plaisir, même si son statut social est quelque peu précaire. Au fil des ans, au fil des ateliers, Mathilde a gagné des amies, de l’aisance et une maîtrise certaine dans l’art de donner, par son propre corps, matière aux dessins des différents élèves. Cependant, elle a perdu tout contact avec sa mère, à la suite d’une violente dispute les opposant sur le choix de vie de Mathilde.
Ce choix de vie, il a aussi fallu que son amoureux, Baptiste, l’accepte. Pas évident de concevoir que sa compagne puisse poser nue des heures durant sous des regards étrangers.
« Un corps nu de femme… C’est auprès d’un corps nu de femme que chaque vie humaine commence. C’est l’un des tout premiers contacts, l’une des toutes premières images qui s’offrent au nouveau-né lorsqu’il ouvre les yeux. Les élèves en ont-ils parfois conscience, durant ces heures et ces heures de modelage, de dessin, de peinture d’après elle ? S’arrêtent-ils d’exécuter, parfois, pour laisser leur esprit courir au-delà de sa peau ? » (p.44)
Or, ce couple est, dans le roman, en transit, à un moment charnière de leur vie conjugale : en effet, Mathilde et Baptiste doivent faire l’impossible deuil de leur ami Karim, tué d’une balle au Bataclan le 13 novembre 2015, et se préparer à devenir parents, puisque Mathilde est enceinte. La joie d’une troisième petite personne à venir peut-elle apaiser la douleur cuisante du manque ?
Alors, tout au long du récit, nous suivons le touchant entrelacement des heures de pose de Mathilde et sa préparation à devenir maman. Guère de « pauses » tout au long de ces neuf mois, sinon celle d’une pause amicale pérenne en la personne de la mystérieuse et prodigieuse Mia, élève dans l’école d’art, ou celle, plus sombre, d’un couple bouleversé qui lutte pour ne pas laisser la distance s’installer.
« Une corde raide, oui, Mathilde se sentait sur une corde raide tenue à un bout par Baptiste, à un autre par Mia, et elle ne savait pas qui de l’un ou de l’autre allait lâcher le premier. » (p.276)
Il est plaisant de considérer l’analogie que tout au long du roman Laure Becdelièvre propose : si Mathilde est le point de départ de créations artistiques, de la même manière la modèle se transforme en créatrice pour faire naître, au bout de neuf mois, sa fille. Au final, Nus est le roman genèse d’une création, de créations. Parfois même de re-créations lorsque le destin permet de corriger les erreurs du passé.
« d’une séance à l’autre, la modèle commençait à percevoir à travers les yeux et les mains des stagiaires sa propre métamorphose. Rien de flagrant, mais à mesure que ses rondeurs s’affirmaient […] la main des jeunes artistes paraissait se libérer. Mathilde prit de plus en plus de plaisir à se confronter à ce miroir éclaté dont les facettes clignotaient en alternance, tel un kaléidoscope. Elle aimait aller s’y perdre et se recomposer. » (p.98)
Il faut passer, dans le texte, par une mise à nu, au sens propre comme au sens figuré. En cela, le roman est d’une poésie redoutable et le lecteur avance, page après page, dans une atmosphère éthérée, en apesanteur : joli défi littéraire que de réussir à créer ces poses (ou pauses) stylistiques.
« Sous le kimono qu’elle laisse glisser au pied du matelas, son ventre tendu a perdu sa chair de poule. Elle s’agenouille, roule les épaules, dépose ses mains sur les cuisses, paumes vers le ciel. Elle inspire, expire, inspire, expire dans un souffle de plus en plus long, de plus en plus doux. Le silence se fait, les regards se concentrent, les mains récupèrent leurs instruments. Mathilde entre un peu en elle, se laisse couler. Son utérus semble s’être élargi. » (p.233)
Dommage que le tout dernier tiers du roman perde cette dimension éthérée et s’achève avec pragmatisme, sans réel éclat, dans une sorte de happy-end conventionnel. L’état de grâce aurait dû (ou pu) perdurer…
Nus, Laure BECDELIEVRE, éditions PLON, 2020, 327 pages, 19€.