C’est une jeune femme anonyme. Ça pourrait être vous, ça pourrait être moi. Originaire de la Bretagne, elle vit à Paris où elle est professeur dans le secondaire, et où elle donne libre cours à sa passion, la chanson, lors de quelques concerts.

Quand elle rencontre Tristan, c’est d’un homme totalement atypique qu’elle fait la connaissance : beau, grand, un rien dégingandé, vif, spirituel, intelligent et décalé. Coup de cœur, coup de foudre, naissance d’un couple.
« Lui semblait comprendre, me comprendre. Saisir ma vérité, qui n’était pas la vérité d’une enfant sage, mais celle d’un bouillonnement, d’un trop-plein, d’une brûlure secrète. » (p.13)
Très vite, elle offre à Tristan tout ce qu’elle peut pour l’aider à se détacher du climat familial délétère et violent dans lequel son amoureux a grandi, et à se lancer dans une carrière de photographe, Tristan faisant montre d’un talent certain pour capter le décalage et les bizarreries du quotidien.
« Tristan est l’homme que j’aime, l’homme que j’ai choisi, il n’est pas comme eux, il faut que sauve de cette famille de fous, il n’est pas trop tard. » (p.49)
« Je faisais tout ce que je pouvais pour l’aider à aller mieux, à retrouver une place. Je l’accompagnais autant qu’il est possible d’accompagner quelqu’un. Tout, n’importe quoi pour qu’il retrouve le sourire. » (p.77)
Si elle fait preuve d’une empathie de tous les instants, tant psychologique que matérielle, il n’en va pas de même pour Tristan : peu à peu, il adresse à sa compagne dévouée et aimante des remarques acerbes et injustes, remplacées progressivement par des cris accusateurs, des hurlements déchirants qui foudroient sur place notre héroïne, qui en est réduite à se cacher dans les toilettes le temps que Tristan se calme.
« Plus je lui donnais, plus j’essayais de l’aider, plus il était redevable, et plus il m’en voulait. » (p.111)
Petit à petit, elle devient l’ombre d’elle-même, et assume une absolue complaisance lorsqu’il s’agit d’excuser les « débordements » de Tristan. N’a-t-il pas été diagnostiqué bipolaire ? C’est l’homme de sa vie. Alors elle doit le sauver, tout faire pour l’aider.
Au final, qui dépend de qui dans ce couple ? Est-ce Tristan, pervers narcissique qui quémande toute l’attention possible de la jeune femme, maître dans l’art de la manipulation quand il s’agit de la « marionnettiser » ? Est-ce notre narratrice, follement amoureuse jusqu’à se mettre en danger et minimiser l’horreur du quotidien qu’elle vit ?
« Est-ce qu’un jour il le ferait ? Il ferait cette chose, me tuer ? Je pensais : Il va trop mal, je ne peu pas l’abandonner, ce serait criminel. Je dois rester, je dois l’aider. » (p.117)
Comment arrêter le cercle de la dépendance ? A quel moment l’amour le plus absolu trouve-t-il ses limites ?
« Je le protège. Tout, n’importe quoi pour donner l’impression que nous sommes un couple normal. Je suis fatiguée. Je m’éparpille, je me dissous. » (p.177)
Ce récit, tout bonnement somptueux, démontre à la perfection que l’emprise amoureuse et l’enfer conjugal n’arrivent pas « qu’aux autres » : le piège peut se refermer sur toute personne aux attentions louables. Ce premier roman d’Alissa Wenz crée une montée en tension très forte, et toutes les étapes de la dépossession de la jeune femme sont parfaitement identifiables. Très vite, Tristan devient un personnage que l’on aurait envie de gifler, tellement il est odieux. Très vite, on a envie de hurler à l’héroïne de déguerpir et sauver sa peau. Par contre, malgré la violence, perceptible à d’innombrables moments, la poésie de l’écriture rend cet enfer quotidien dicible. Du pouvoir des mots de dire les maux, quand le dicible parvient à exprimer l’indicible : un tour de force littéraire pour une cause essentielle aujourd’hui. Bravo.
A trop aimer, Alissa WENZ, éditions Denoël, 2020, 230 pages, 17€.