
Ah… les paillettes de la téléréalité ! Devenir « quelqu’un » d’un simple focus de caméra, quitte à jouer le cobaye dans une cage : tel est le rêve de Mélanie, jeune provinciale que les sirènes de la trash-TV ont toujours attirée.
« Ils voulaient passer à la télévision pour être connus. Ils étaient maintenant connus pour être passés à la télévision. » (p.19)
Pourtant, ce n’était pas gagné : objectivement, elle a toujours été dans la norme, quelque peu terne, sans rien de spécial pour la distinguer et devenir une « élue ». De sa Roche sur Yon natale, elle décide néanmoins de monter à Paris, et, le temps d’un pilote, de découvrir cet univers qui ne lui laisse qu’une journée pour vivre la « télé-réalité » : Mélanie est en effet très rapidement évincée.
Il en faut plus pour qu’elle se décourage, et si ce n’est pas elle directement qui sera sous les feux des projecteurs, alors ce sera sa descendance. Ainsi, une fois mariée et deux charmants bambins enfantés, Mélanie lance le concept de « Happy Récré » : plusieurs fois par semaine, elle met en scène Sammy et Kimmy dans des séances d’unboxing ou de challenges plus ou moins farfelus et surtout anti-pédagogiques. La recette fait mouche : les abonnés affluent, les compteurs s’emballent, les sponsors deviennent une manne financière généreuse. En bref, le chiffre du million est allègrement atteint pour chacun de ces items.
Mais un jour, la petite Kimmy disparaît : alors qu’elle était en train de jouer avec les enfants du voisinage, elle demeure subitement introuvable. Kidnapping ? Meurtre ? Pourquoi vouloir du mal à cette petite fille ? La surmédiatisation de l’enfant y est-elle pour quelque chose ? On peut le deviner sans peine…
« Cette enfant exhibée du matin au soir, cette enfant qu’on pouvait voir en jogging, en short, en robe, en pyjama, déguisée en princesse, en sirène ou en fée, cette enfant dont l’image avait été multipliée sans limites, s’était volatilisée.
Du monde saturé de marques et de symboles dans lequel elle avait grandi, elle avait disparu, comme si une main invisible avait soudain décidé de la soustraire au regard. » (p.128)
La police s’empare immédiatement de l’affaire, et c’est Clara, une femme que tout oppose à Mélanie, qui est en charge de l’affaire. Avec une éducation aux antipodes de la vacuité télévisuelle qui a biberonné plusieurs générations depuis les années 2000, Clara témoigne d’une perspicacité, d’une ténacité et d’une clairvoyance de l’esprit des plus déroutantes. Or, il faut cela pour permettre une mise à distance nécessaire pour comprendre que le monde virtuel créé de toutes pièces par Mélanie Diore est en réalité un engrenage dans lequel les enfants sont loin d’être les rois, mais plutôt les victimes.
« Comme un bon petit soldat, elle se force alors à sourire. » (p.166)
En effet, au-delà des joujoux à profusion, des divertissements en tout genre et à tout moment, Clara perçoit peu à peu la détresse de ces enfants instrumentalisés selon le bon vouloir de leurs parents, ceux-ci étant à peine conscients qu’à travers leurs rejetons, c’est sans doute leur rêve de gloire à eux qu’ils tentent d’atteindre.
« Elle dit que Kim et Sam rêvaient d’être youtubeurs, qu’ils adorent ça, qu’ils sont heureux d’être devenus des stars. Selon elle, c’est une grande chance. C’est même ce qui pouvait leur arriver de mieux. » (p.123)
Le propos de Delphine de Vigan sur la tendance actuelle qui consiste à mettre en scène sa vie et à marionnettiser ses propres enfants est donc on-ne-peut-plus juste : combien de chérubins manipulés tels des singes savants au nom des dieux Instagram / followers / abonnés ? Quel est le prix à payer pour ne pas vivre la vie réelle mais perpétuer une illusion continuelle de rêve éveillé ?
« Chacun était devenu l’administrateur de sa propre exhibition, et celle-ci était devenue un élément indispensable à la réalisation de soi. » (p.227)
Delphine de Vigan échelonne son récit entre 2019 et 2031, et sa projection des ravages de la surexposition des enfants sur les écrans est tragique : ce sont les nouveaux sacrifiés sur l’autel de notre ère pixelisée, sachant qu’ils n’ont aucun moyen de se soustraire à leurs parents, le désir premier des enfants étant de chercher l’assentiment de ces derniers.
Dira-t-on du récit de la brillante écrivaine qu’il est didactique ? Sans doute quelque peu, mais il s’impose comme un électrochoc pour tenter de saisir où nous en sommes nous-mêmes de l’exposition de nos vies, de ceux qui nous entourent et, en particulier, des enfants. Un signal d’alarme littéraire fort, nécessaire, essentiel, qui tend à dire STOP au carnage de la surmédiatisation des plus innocents : l’enfance ne doit pas se vivre sur / derrière / dans (le choix des prépositions est quasi-pléthorique) un écran… A bon entendeur…
Les enfants sont rois, Delphine DE VIGAN, éditions GALLIMARD, 2021, 348 pages, 20€.
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