
Titre déceptif que ce « Connemara » ? On pourrait l’envisager, car il n’y est point question de l’Irlande, de ses lacs, de ses lochs, de ses landes. A défaut, il y est question des clans, mais ceux bien de chez nous, ces regroupements de petites gens d’une bourgade qui depuis des générations se connaissent, grandissent, vivent et meurent parfois ensemble. Un besoin pour les uns que de faire partie intégrante et à jamais de cette trame des gens du village ; pour les autres, fuir, échapper à ce qu’ils considèrent comme un engluement archaïque aux pratiques souvent sans grande noblesse.
« On a si peu de raisons de se réjouir dans ces endroits qui n’ont ni la mer ni la tour Eiffel, où Dieu est mort comme partout, et où les soirées s’achèvent à vingt heures en semaine et dans les talus le week-end. » (p.219)
A Cornécourt, dans l’Est de la France, Hélène et Christophe sont deux enfants du pays parmi tant d’autres. La première, brillante et disciplinée, n’a eu de cesse de rêver d’un ailleurs, d’un meilleur autre que la médiocrité de sa vie d’enfant unique dans le pavillon de ses parents. Le second, lui, a eu la révélation un matin d’hiver de ce qui deviendra sa passion : le hockey sur glace, sport local de renom avec une équipe bien placée. Si Hélène et Christophe se croisent et se frôlent à l’adolescence – Hélène n’osant afficher son attirance pour ce beau jeune homme un rien bourru -, c’est seulement à l’aube de leur quarantième décennie qu’ils se retrouvent.
Et le bilan de leur vie de s’afficher : tous deux n’ont pas ménagé leurs efforts pour se hisser à la hauteur de leur idéal. Mais son ascension parisienne, Hélène en est revenue, victime d’un burn-out : et l’Est de l’accueillir de nouveau avec compagnon et enfants, au sein d’une entreprise de consultants où elle espère devenir associée. Christophe, quant à lui, a eu son heure de gloire ; mais aujourd’hui, il ne reste plus grand chose de l’ancien sportif : il sillonne les routes dans sa voiture de commercial, enquille les bières chez ses potes et essaie d’être un bon père pour son fils Gabriel, qu’il partage en alternance avec Charlie, son ancien amour.
Auréolée de son prestige de citadine, Hélène ne cache pas sa joie d’afficher sa réussite face à l’étoile déchue du hockey qui l’avait dédaignée. Revanche sur l’adolescence ? sur la vie ? Leurs retrouvailles peuvent-elles raviver les cendres de leur jeunesse et leur donner, à chacun, une nouvelle chance ?
« Quoi qu’il en soit, leurs places respectives dans l’échelle des prestiges s’étaient inversées. Le champion n’était plus. La première de la classe insignifiante avait bien changé. » (p.63-64)
Au mitan de leur vie, nos deux protagonistes sont confrontés à des choix, tant personnels que professionnels, entre ambition(s) et désillusions : la force et la volonté de chacun sont mises à l’épreuve, à rude épreuve des exigences sociales, morales et relationnelles.
« Chacun menait son existence pleine à ras bord, avec ses œillères et son sentiment d’à quoi bon épisodique. Et cette nouveauté désormais qui occupait centre, leur histoire. » (p.237)
Connemara est le récit de la deuxième chance. Celle que l’on ose sans trop y croire, mais que l’on tente quand même. Parce qu’il le faut. Parce que la vie est une question de nécessité(s).
« Ce mec, elle voulait le revoir. Elle en avait envie. Elle voulait s’offrir ce supplément d’adolescence, s’en foutre comme à l’époque. Et puis surtout, c’était l’inversion des forces qui l’excitait, voir comment l’idole de ses quinze ans allait réagir une fois confronté à la femme qu’elle était devenue. » (p.121)
A lire pour la seconde fois Nicolas Mathieu, Goncourt mérité en 2018, l’évidence est là : la plume de l’écrivain est habitée par celle de Zola. De fait, on retrouve ces descriptions d’un pragmatisme absolu mais auquel le phrasé insuffle une vie et un certain lyrisme.
« Très vite, il apparut que c’était l’un de ces exceptionnels soirs de fièvre, quand la patinoire se mettait à vibrer comme une locomotive, la liesse des gradins se muant en vitesse sur la glace, les miettes du boucan général finissant par ne plus faire qu’un seul grondement sourd et continu. » (p.348)
Parler de cette France parfois mal dégrossie, aux perspectives réduites, aux rites archaïques et à l’absence de toute prétention lorsque vient le moment d’entonner Sardou en fin de soirée, tout cela confirme que l’on a un écrivain qui parle du peuple et au peuple, comme Zola a pu le faire en érigeant dans ses textes les classes sociales les plus modestes (ouvriers, cheminots, paysans…) au XIXe au rang d’œuvre (et accessoirement de faire scandale). Le déterminisme social, toile de fond des récits de Nicolas Mathieu, est clairement un héritage du maître du naturalisme : comment se construit-on en fonction de la famille et du lieu où l’on naît ? La fatalité, autre thématique corolaire propre à Zola, est présente ici aussi à travers les personnages d’Hélène et de Christophe : peut-on échapper à sa condition ? Peut-on se créer autrement et ailleurs, différemment, devenir autre ? A travers les liens qui entravent et les dilemmes auxquels la vie nous confronte, les possibilités paraissent réduites. Pourtant, à la manière du dénouement de Germinal, l’espoir demeure dans le roman de Nicolas Mathieu.
« Des jours meilleurs viendraient. On le lui avait promis. » (p.52)
Dans tous les cas, j’ose affirmer que Nicolas Mathieu est le Zola du XXIe siècle : histoire d’amour (ou de désamour) et enquête sociale narrées avec une plume virtuose qui transcende le pragmatisme de cette petite France, non moins grande par ses héros anonymes et ses héros de papier. Bravo à lui, et merci.
Connemara, Nicolas MATHIEU, éditions ACTES SUD, 2022, 397 pages, 22€.
C’est juste que cet écrivain a quelque chose d’un Zola ! En tout cas, un grand roman 😉
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Ravie que l’on me rejoigne sur cette analogie, qui m’a vraiment sauté aux yeux à la lecture de « Connemara ». Un grand roman, pour un grand auteur !
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