
Deux ans après le merveilleux Quatre amours, Cristina Comencini persiste et signe à traiter de l’amour et de ses variations, ses doutes et difficultés, ses fulgurances et évidences.
Cette fois-ci, il est question d’Elena, une jeune économiste d’une vingtaine d’années, qui depuis plusieurs mois file le parfait amour avec Pietro, de trente ans son aîné et, accessoirement, son ancien professeur d’université, divorcé et père de trois enfants. Leur relation est fluide, et Elena ne se pose guère de questions sur le passé de son amoureux. Souvent amené à voyager à Bruxelles, Pietro s’absente régulièrement. Mais leurs retrouvailles sont toujours joyeuses.
Lorsqu’Elena reçoit sur Facebook les messages d’une certaine Sara, elle ne se méfie pas. L’inconnue use d’un prétexte tangible pour entrer en relation avec la jeune banquière, et une relation épistolaire numérique se met en place. Sara se livre sur l’homme qui l’a quittée, elle et ses trois enfants ; elle confie leurs nombreuses années d’amour, puis le point de bascule du désamour. Mise en confiance, Elena n’hésite pas longtemps elle non plus à se livrer à quelques confidences, notamment sur son père. Jamais elle ne se méfie de cette destinataire sortie d’on-ne-sait-où et qui pourtant évoque une vie comparable à celle vécue par Pietro.
« Le véritable écueil, le seul, est la connaissance l’un de l’autre : se connaître, ou croire se connaître. Résumer l’autre en quelques mots, le prendre pour ce qu’il n’est pas. Peu à peu, d’autres figures ressurgissent, d’autres es, d’autres hommes, et ils se confondent avec la personne à tes côtés, ils prennent sa place. » (p.232)
Le pot aux roses ne tarde pas à être révélé lorsque Sara se présente physiquement à Elena : il s’agit en fait de Maria, la première femme de Pietro. Interdite, Elena ne sait que penser : trahison ? envie légitime de découvrir « l’autre femme » ?
« Nous avons beaucoup fantasmé l’une sur l’autre, n’est-ce pas ? » (p.13)
Car, finalement, dans une relation amoureuse, n’est-on pas tenté de savoir qui a été ou qui ont été les autres femmes qui nous ont précédées ? Pour une femme trompée, le désir n’est-il pas de savoir pour quelle « autre femme » son mari s’est livré à l’adultère ? Ne sommes-nous pas toutes « l’autre femme » de quelqu’un d’autre ? Et avec ces questions, l’enjeu brûlant de savoir quelles différences, quelles similarités il y a entre l’actuelle et la précédente. La rivalité n’est pas toujours là où on l’attend…
« maintenant, l’autre, c’est moi » (p.10)
Cette thématique, complexe et d’une évidence certaine, est traitée à travers une polyphonie romanesque : en premier lieu, le duo devenu duel entre Sara / Maria et Elena. Et, en second lieu, ces personnages périphériques mais non moins essentiels : Pietro, le dénominateur commun à toutes les femmes du récit ; Rita, l’amie de toujours elle-même échaudée par l’amour ; Francesco enfin, le troisième enfant de Maria et de Pietro, qui le temps d’un rapide séjour auprès de son père et de sa nouvelle compagne, va semer le trouble dans l’esprit de cette dernière. Autant de personnages, autant de variations possibles…
Cristina Comencini interroge l’altérité en amour. Le constat est que nous sommes tous le fruit d’un historique, une maille dans un tissage amoureux, affectif et plus largement relationnel, complexe. Aucune relation ne naît ex nihilo. Alors, quelle part de notre histoire personnelle amenons-nous dans toute nouvelle relation ? Est-on « neuf » et vierge de tout, dans ce qui apparaît souvent comme une illumination prometteuse d’enrichissement ? Ou, au contraire, quelle part d’ombre viendra forcément à un moment ternir ce que l’on pensait immaculé ?
« une histoire n’a pas d’âge et dépend uniquement du couple qui la vit : le destin ne décide rien à l’avance, à condition que chacun soit capable d’accepter la présence du passé. » (p.57)
« Tout notre passé, à l’un et à l’autre, me semblait d’ailleurs une menace. » (p.154)
Dans une relation, nous ne sommes jamais vraiment deux…
« l’amour ne concerne pas seulement deux personnes, mais toutes celles que ces deux personnes créent ou portent avec elles » (p.253)
L’autre femme, Cristina COMENCINI, traduit de l’italien par Béatrice Robert-Boissier, éditions STOCK, 2022, 253 pages, 20.50€.