
Evie Perraud est une jeune femme à qui la chance ne souriait pas vraiment : un petit ami marin qui la laissait seule avec sa belle-mère la moitié de l’année et disposait d’elle à sa convenance dès son retour à Marseille ; de petits jobs peu gratifiants pour gagner un maigre salaire ; une vie sociale d’une pauvreté confondante…
Mais on dit que la roue tourne, parfois. C’est ce qu’Evie se dit lorsqu’elle rencontre sur un quai d’amarrage le beau Pierre Magnan, alors qu’elle est en train de démarcher auprès du personnel des luxueux yachts du port. Malgré son CV peu étoffé, Evie est aussitôt embauchée : il est convenu qu’elle travaillera comme assistante auprès de Clara, l’épouse de Pierre. Cette dernière est une artiste peintre qui commence à percer dans le milieu. Recluse dans sa maison à Saint Paul de Vence, la jeune femme abhorre les mascarades sociales : seule compte sa peinture et engendrer des œuvres, ses oeuvres. Alors, Evie sera non seulement son assistante, mais aussi sa doublure (« son visage ») lors des représentations mondaines.
« Ma femme est une peintre hors pair. En revanche, c’est une piètre gestionnaire. […] Elle aurait besoin d’un bras droit, quelqu’un qui fasse tout cela pour elle, à sa place. Comme une doublure. » (p.20)
Bien évidemment, on ne s’improvise pas artiste, et Clara inculque à Evie tous les fondamentaux de son œuvre : ses influences, ses références, son inspiration et son histoire. Fascinée, Evie avale les informations sur le romantisme noir qu’affectionne Clara. Ce qu’elle apprend la trouble, notamment tout ce qui concerne le personnage de Lilith, femme démoniaque de la religion juive, supposée avoir été l’épouse d’Adam avant que ce dernier ne reçoive Eve.
Evie prend à cœur sa mission et évolue avec une certaine retenue dans ce milieu aisé où elle évolue pour la première fois. Tout confère à l’initiation, qu’il s’agisse d’un vernissage ou d’un restaurant quatre étoiles en bord de mer.
« Il faut entrer dans son rôle, c’est ça le secret pour paraître assuré, donner l’illusion. Il suffit de revêtir un costume. De se glisser dans la peau d’un autre. Et alors, plus rien n’a vraiment d’importance puisqu’on se contente de jouer un rôle, n’est-ce pas ? […] C’est ce que tu dois faire. Te glisser dans la peau de Calypso, laisser Evie de côté » (p.175)
Mais l’initiation est aussi perverse : Clara pousse le vice jusqu’à accorder son alliance, le temps de soirées mondaines, à sa doublure. Signe de connivence que Pierre, qui accompagne à chaque fois Evie sous le nom d’artiste « Calypso Montant », peut profiter de sa « femme » jusqu’à la remise de l’alliance. Un mariage libre, de tout évidence, dont la candide Evie découvre peu à peu le mécanisme machiavélique.
Cependant, la jeune femme s’éprend peu à peu de Pierre. Elle sait que Clara mène la danse et qu’elle ne doit pas outrepasser les règles exigées par sa patronne. Les rares fois où elle désobéit, la sanction est immédiate, cinglante… Et l’animosité d’Evie de grandir : après tout, Clara a besoin d’elle, puisque le public maintenant identifie Calypso Montant sous les traits d’Evie. Alors elle aussi peut décider des règles du jeu…
« Je suis la Calypso officielle. Elle n’a que ses mains qui peignent dans l’ombre. Elle est mon nègre tout autant que je suis le sien. » (p.462)
Et le duo de femmes de devenir duel au-fur-et-à-mesure du roman, des vernissages et des salons, soit autant de moments qu’Evie partage avec son amant, avec ou sans l’alliance de Clara. Jusqu’à quel point Clara peut-elle disposer de sa doublure ? Dans quelle mesure l’artiste est-elle une Lilith en puissance, prête à tout sacrifier pour son œuvre ? Quant à Evie, peut-elle se réinventer autre qu’une candide Eve biblique ? Pour « tuer » le créateur, faut-il tuer l’œuvre ? De quels sacrilèges l’humain est-il capable lorsqu’il s’agit d’enjeux intrinsèquement vitaux ? Quand l’œuvre dépasse-t-elle le créateur ?
« Clara, femme fatale impitoyable, aussi cruelle que Lilith, séduisant un à un chacun des hommes qui se trouvent sur son chemin. » (p.199)
Auteur que je découvre pour la première fois, Mélissa Da Costa signe un roman redoutable, bien construit, à bien des moments érudit (merci à elle de réactualiser mes connaissances sur la littérature gothique et de me faire découvrir le romantisme noir). La tension dramatique est savamment orchestrée et l’horreur – oui, on peut bel et bien parler d’horreur par l’inhumanité de certains passages – culmine jusqu’à la toute dernière page, incroyablement terrible, tant pour son caractère inattendu que le geste d’un des personnages, sublime et totalement cohérent.
Mélissa Da Costa joue avec un trio, un duo, des duels. Esquives, chocs, affrontements, la danse y est complexe mais intelligente. La création et l’engendrement se parent de plusieurs significations tout du long : il y a l’œuvre que l’artiste crée, mais Clara ne crée-t-elle pas son avatar humain avec Evie, comme un Prométhée moderne ?
Eros et thanatos, enfin, sont les maîtres-mots qui structurent la dynamique du récit : entre pulsions et pulsations, Clara, Pierre et Evie avancent sur la fine ligne d’un pinceau…
La doublure, Mélissa DA COSTA, éditions ALBIN MICHEL, 2022, 567 pages, 20.90€.
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