A dévorer !

« En vérité Alice », Tiffany Tavernier : croyances

Ô joie de retrouver la brillante Tiffany Tavernier pour son troisième roman après ceux, si réussis et déjà chroniqués sur le blog, de Roissy et de L’Ami.

Autant le dire de suite, j’ai été soufflée par la force du texte, la puissance des mots et les trouvailles stylistiques géniales pour raconter l’innommable (les violences conjugales) ainsi que pour exprimer l’indicible (la croyance en un au-delà religieux ou non, dans tous les cas mystique).

Alice Fogère est une jeune femme qui vit entièrement sous la coupe despotique de son compagnon. Tyrannique, pervers narcissique, il a tissé depuis des années autour d’elle une toile qui peu à peu la prive de ses repères, tant familiaux que sociaux. Vicieux, il cultive une stratégie ignoble pour la rendre dépendante de lui. Et surtout, lui faire croire en l’amour fou, forcément sublime. Aveuglée, totalement sous emprise, Alice acquiesce à tout ce qu’il lui demande, pourvu que leur amour soit sauf. Les exigences, contradictoires, pleuvent au quotidien, et il n’a pas son pareil pour la rendre coupable, forcément, de tout. Elle courbe le dos sous les cris, sous les coups, et se repaît des moments de calme. Car c’est bien là l’essentiel : si lui est heureux, alors elle le sera elle aussi. Ses proches ont beau la mettre en garde, elle reste sourde et aveugle.

« Certes, elle admet que, parfois, elle ne sait plus très bien où elle en est. Tout est si extrême avec lui. Rien, dans leur relation, n’est tout à fait normal, au point de, parfois, perdre les pédales. » (p.114)

Un jour que, désœuvrée dans son errance parisienne, elle entre dans une église, elle découvre une offre d’emploi pour assurer la logistique du promotorat des causes des saints. Consciente de n’avoir aucune appétence religieuse mais désespérée à l’idée de ne pas répondre au désir impérieux de son conjoint de trouver pressement un travail, Alice se présente à l’Association Diocésaine de Paris. Malgré son ignorance du poste, de ses tentants et aboutissants, malgré l’ampleur de la tâche qui l’attend et la somme de connaissances à maîtriser très rapidement, Alice est embauchée.

« Plus les jours passent, plus Alice en doute. Partout, dans son bureau, les tas se multiplient : certains, encore minces, d’autres, beaucoup plus épais, composés, pour la plupart, de monceaux de documents officiels, de lettres manuscrites, d’échange de mails, de listes d’ouvrages, d’extraits d’actes de naissance ou encore de certificats de décès. Comment ne pas se sentir battue face à une telle accumulation. » (p.65)

La bienveillance de Monseigneur Berthet et des jeunes femmes qui travaillent avec elle ne suffisent pas à la garder sereine, car sans cesse Alice doit justifier de ses actes, de son quotidien, de son entourage, à son bourreau, qui craint qu’elle ne lui échappe et que son influence, néfaste, ne soit pondérée par plus « sain(-t) » que lui.

Tiraillée entre le Bien et le Mal, Alice s’épuise. Elle prend progressivement goût à découvrir les vies des personnes qui peuvent prétendre, par leurs actes et leur dévouement à Dieu, devenir des Saints. Et Alice d’imaginer sa vie en miroir : n’est-elle pas une martyr de l’amour pour espérer la salvation de celui qu’elle aime ? Ne lui fait-il pas éprouver, à l’instar de Dieu, l’ignominie pour qu’elle prétende être l’Élue ?

« Je suis sa sainte. Je suis sa vie. Sa voie. Ma dévotion dorénavant sera totale pour qu’enfin nous accédions à ce nous deux resplendissant de joie. Et où, si puissamment , je l’aime. Moi, sa sainte. Son tout. » (p.184)

On s’en doute : Alice s’aveugle. Crise de mysticisme amoureux, dans laquelle elle se berce d’illusions toutes plus trompeuses les unes que les autres.

Comment et quand pourra-t-elle s’affranchir de son oppresseur ? Quelles mains tendues retiendront enfin la chute qui l’emporte chaque jour plus loin dans le gouffre sans fond du reniement d’elle-même ? Quels signes lui feront prendre conscience de son propre pouvoir à elle ? A force de s’oublier, de mettre sous cloche la flamme vibrante, croyante ou non, de sa vie, Alice tâtonne dans les ténèbres de son quotidien. Quelle lumière pour éclairer, telle une révélation, les mensonges odieux qui la nimbent d’un voile funeste ?

« Lui, cet abîme. Comme s’il était possible d’affronter, seule, une telle puissance d’obscurcissement. Comme s’il était possible de le renverser. » (p.272)

Tiffany Tavernier livre un récit d’une richesse extraordinaire, dans lequel le destin d’une jeune femme meurtrie devient une allégorie moderne de la croyance et du doute mystiques dans un cadre qui tend peu à peu à la dystopie. La religion est présente, sans qu’il y ait apologie confessionnelle non plus. Il s’agit plutôt de questionner l’au-delà spirituel qui, à condition que l’on consente à lever les yeux, puisse être source de vérité, de révélation et de lumière. L’illumination salvatrice, raisonnée et finalement évidente de raison.

Une claque.


En vérité Alice, Tiffany TAVERNIER, éditions SABINE WESPIESER, 2024, 286 pages, 22€.

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