A dévorer !

« Ce qu’on devient », Anne-Sophie Brasme : double JE

Imaginez écrire une lettre à celui ou celle que vous serez dans vingt ans. Riche idée, n’est-ce pas ? Sans doute optimiste, peut-être même idéaliste. Parce que lorsque, comme Sophie, on l’écrit à seize ans, la vie semble devant soi et qu’on l’espère la meilleure possible. En tout cas, pour notre jeune héroïne, sans doute ne peut-elle qu’espérer mieux que l’indifférence dans laquelle on la relègue et dans laquelle elle se complaît, elle la bonne copine complexée par un visage ingrat.

Cette lettre qu’elle s’écrit à elle-même n’est qu’un échantillon d’un instant de vie que la narratrice retrouvera plus tard. Parce que son exécutoire, c’est l’écriture, la vraie, Celle qu’elle pratique dans l’intimité de sa chambre, en secret de ses parents, de son père surtout, lui le prof de français qui désespère d’être publié un jour. Seule Anouck, le coup de foudre amical de sa vie, est dans la confidence.

Lorsque son manuscrit est remarqué, édité et publié, c’est un tremblement de terre : elle, la jeune fille si timorée sur laquelle on n’aurait guère misé, devient LE phénomène de la rentrée littéraire de l’époque. Coup de génie pour beaucoup, boosté par la candeur si vivifiante de l’autrice. Pour Sophie, la situation est inédite et elle n’ose croire à sa légitimité d’écrivaine. A sa légitimité tout court. Car toute sa vie durant, la jeune fille va se battre contre le sentiment d’imposture, qu’elle a chevillé au corps, et lutter pour accepter d’être ce qu’elle est vraiment.

« Car les années ont passé et, un à un, les possibles se sont refermés. » (p.42)
« Tu t’en convaincs tellement que même aujourd’hui, c’est inscrit dans ta chair : Ne prends pas de place. Ne fais pas de bruit. » (p.94)
« Cracher ton livre, ta petite renommée, cracher cette imposture que tu n’arrives plus à porter. » (p.130)

Lorsqu’elle retrouve le texte qu’elle a écrit à seize ans, Sophie approche de la quarantaine. Elle est devenue professeur de français, maman et écrivaine. L’ordre de ces mots d’ailleurs est aléatoire, peut-être y aurait-il un agencement autre à proposer… Et c’est avec un certain regard désabusé, même si parfois amusé, qu’elle se confronte à celle qu’elle pensait être et celle qu’elle est devenue. Plus de vingt années de vie mises en miroir, et un dialogue profond, touchant, qui questionne les choix que l’on fait, les erreurs que l’on commet, les doutes qui paralysent, les chutes qui terrassent et le courage comme gage de résilience.

« Ce labyrinthe dans lequel j’ai dû m’enfoncer, pour gratter, pour creuse,r pour arracher. Toutes ces ronces autour de moi, qu’il m’a fallu taillader. » (p.233)

Et de ces lignes qui s’enchaînent, se tissent et se retissent les fils amicaux, amoureux, personnels et professionnels d’une vie. Ces fils narratifs qui donnent vie à une écrivaine, et quelle écrivaine, qui se dit et qui se livre, qui par ces mots assurent une légitimité dont elle ne peut douter. Ce livre, autofiction maîtrisée de bout en bout, est la mise en abyme de tous les doutes et errements du work-in-process littéraire. Art et artisanat des mots, dont Anne-Sophie Brasme use avec talent toujours. Que ce nouveau titre lui assure l’assurance de sa légitimité, dont personnellement je n’ai jamais douté. Que cette œuvre miroir lui révèle l’éclat de son cheminement personnel et littéraire.

« Aujourd’hui, je le sais : ta douleur était légitime. Elle comptait bien plus que tu ne voulais le croire. Et si je le pouvais, je te prendrais dans mes bras, juste pour murmurer à ton oreille : « Tu as le droit » ». (p.130)

Une autofiction initiatique à la forme inédite, qui raconte l’errance pour s’accepter, être accepté(e) et faire de ce que l’on est une fierté. Un récit de la réconciliation.


Ce qu’on devient, Anne-Sophie BRASME, éditions FLAMMARION, 2024, 286 pages, 20€.

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