Dans ce quasi huis-clos estival corse (exception faite des analepses temporelles), Christine Détrez narre avec talent et poésie la mécanique de reconstruction des familles bouleversées – divorcées – recomposées – recréées.
Delphine est une jeune femme divorcée, mère de deux adolescents, professeur des écoles. Depuis quelques mois, elle file le parfait amour avec Paul, un homme d’affaires lui aussi divorcé d’Isabelle, père de l’espiègle petite Émilie. Dans cette chronique d’une deuxième chance, d’un nouveau départ pour le soleil du Sud, Paul et Delphine embarquent vers une villa de Corse, accompagnés pour la première fois des trois enfants. Ces vacances de quatre semaines tiennent du rite initiatique pour Delphine : être adoubée par la jalouse petite Émilie, être acceptée par le couple d’amis proches François et Véronique avec lesquels « Poléisa » passaient jusque là toutes leurs vacances.
Difficile pour Delphine d’asseoir sa légitimité auprès de ce cercle dans lequel on ne lui laisse que peu d’occasions d’occuper pleinement sa place. Son sentiment d’inadéquation, qu’elle ressent cruellement par des incidents en apparence anodins et qu’elle tente en vain de combattre quotidiennement, est rendu plus vif et mordant par la présence de l’exubérante et solaire Valentine, petite amie du fils de Véronique et de François. Alors que Delphine est – consciemment – mise à l’écart, tous convergent vers la magnétique Valentine. Pour Delphine, la jeune fille incarne tout ce qu’elle n’a pas été et ne sera jamais. Un yin et un yang féminin qui, loin de se compléter, met en évidence une cruelle opposition.
Pendant tout le récit, Delphine consigne les indices troublants qui, aussi infimes soient-ils, la font douter de son intronisation en tant que nouvelle compagne de Paul. Son malaise est palpable : le lecteur ne peut s’empêcher de ressentir l’empathie face à cette jeune femme à qui la vie offre une nouvelle chance d’aimer.
« Elle se faisait des idées, oui, peut-être. Mais Émilie ne lui adressait toujours pas la parole, dans une indifférence qui confinait à l’insolence. […] Elle se faisait des idées. Et pourquoi alors ces élastiques qui lui échappaient, tandis qu’elle tressait ses bracelets, c’est fou comme elle devenait maladroite dès que Delphine était dans les environs. » (p.90)
De qui alors vient la source du malaise de Delphine et de son cruel sentiment d’inadéquation ? Serait-ce la petite Émilie, visage d’ange pour esprit diabolique ? Ou encore la froide Véronique, alliée de toujours de la fantomatique et pourtant (trop) présente Isabelle ? Valentine la volcanique qui aimante les hommes ? Et si la propre harmonie bien établie de son propre foyer avec ses deux adolescents vacillait au cours de ces quatre semaines de farniente sous l’influence de toutes ces forces féminines combinées ?
Christine Détrez propose avec My bloody Valentine un formidable récit dans lequel elle se livre à une délicate et cruelle radiographie du nouvel amour, avec ses « rites » de passage et ses complications. Le phrasé y est vif et fluide (notons l’inclusion plus que réussie des paroles des personnages dans la narration) et parfois la prose de l’auteur tient à l’incantation poétique tourbillonnante, comme pour mieux faire surgir d’un quotidien devenu cruel une échappée salvatrice.
« Ou alors peut-être avait-elle suivi les feuilles qui dansaient devant la voiture, ces feuilles qui parfois se transforment en lutins et farfadets, qui virevoltent sur la route dans les bourrasques d’automne, ça tourne, ça tourne, ça danse, ça chante, ça chante, ça ensorcelle et ça enlève. » (p.50)
« Chimère à l’odeur musquée de sueur et de mer, dont les muscles roulaient sous la peau, dont les articulations craquaient, dont le sang toujours coulait, mêlé au sable, mêlé au sel, d’une éraflure à un des multiples genoux, d’une écorchure à un des multiples coudes. » (p.56)
Brillant. Poignant. Troublant.
My bloody Valentine, Christine DETREZ, éditions Denoël, 2018, 190 pages, 18.50€.
Roman gracieusement envoyé par le service presse des éditions Denoël.