Tout commence par une rencontre fortuite : alors que Jon amène sa fille chez son docteur habituel, il tombe sous le charme de Jiminy, chargée de soigner la petite. Fulgurance d’un regard échangé, appuyé, charmé. Il est marié, elle est en couple. L’un et l’autre décident néanmoins de tirer un trait sur leur passé respectif pour écrire un présent et un futur communs. Chronique somme toute commune d’une situation de couple devenue banale dans notre société.
« J’ai pris ma décision, je n’ai pas besoin de m’expliquer. Je me suis déjà engagé à une autre femme, et le nouvel amour que j’ai trouvé, voilà, il efface tout le reste. Presque tout. […] Je dis, aux autres comme à moi-même, qu’il n’y a pas d’autre issue. Je choisis le nouvel amour et, ainsi, je quitte tout ce qui a été. » (p.60)
Jon et Jiminy vivent vingt ans ensemble, au cours desquels ils accueillent deux enfants. Ils cultivent l’illusion de ne pas être comme tous ces autres couples, d’être plus forts, plus unis, plus uniques, singuliers dans leur amour. Lui est solitaire, rigide dans ses principes, soigneux d’un ordre bien établi ; elle déborde d’énergie, s’épuisant dans le travail et dans le sport. Alchimie de l’esprit, alchimie des sens : l’équation parfaite.
La mécanique bien huilée de leur couple laisse une place intrigante au jeu verbal dangereux du fantasme : celui d’une tierce personne qui ferait succomber Jiminy. Lentement mais sûrement. Et Jon d’imaginer ce qui se passerait, des ébats auxquels lui assisterait jusqu’à la rupture qui forcément adviendrait. Mais tout cela n’est que fantaisie pour pimenter leur relation. Pour Jon en tout cas…
« Je lui disais que je voulais la voir avec un autre homme, que je voulais la voir plus distinctement, telle qu’elle était quand elle n’était pas avec moi. Je voulais la voir faire ce qu’elle ne faisait pas avec moi. » (p.89)
Mais Jiminy croise un jour le regard d’Harold. Le soutient. Il la cherche, la recherche, l’attire. Le sport devient l’exutoire innocent d’une attirance réciproque. Initiateur de ce jeu dangereux puis victime, Jon voit peu à peu son épouse se détacher, lui échapper.
« Elle m’a touché, tentant d’éprouver ce qu’elle avait déjà éprouvé avant. Elle voyait sa main sur mon épaule, elle me tenait puis m’a lâché, sans trop y réfléchir, en réfléchissant déjà à autre chose. » (p.148)
Peut-elle encore rester et donner foi à vingt années de mariage et deux enfants ? Peut-il à son tour être celui que l’on quitte, malédiction proférée vingt ans avant par son ex-épouse ? A quel moment la rupture est-elle consommée : dans la réponse initiale du regard de Jiminy à Harold ? dans le récit quotidien de ses escapades sportives à son mari ? dans son besoin de retrouver chaque jour un peu plus longtemps une convoitise interdite et d’échapper un peu plus longtemps à une vie conjugale devenue terne et mécanique ?
Dans ce magnifique roman, Geir Gulliksen offre au lecteur une plongée clinique dans les mécanismes du couple, de sa rencontre à sa mort. Épopée conjugale tendue entre un âge d’or et un âge de fer, dont le lecteur suit la déliquescence progressive.
Geir Gulliksen questionne le couple amoureux – et à travers lui le lecteur par le choix d’un anonymat quasi absolu des personnages dans le roman (emploi massif du « elle », du « lui ») : le mariage est-il garant d’un « toujours » ? De même, il propose une intéressante réflexion sur le désir : lorsque le désir affleure, faut-il lui céder ou lui résister ? Le peut-on ? Le doit-on ? Quel impact a le désir dans le couple, que ce soit pour l’autre que l’on aime ou l’autre que l’on croise ? Quelle limite a le fantasme dans le couple ? Désir et réalité dans le mariage peuvent-ils cohabiter et fusionner sainement ?
« Alors, est-il possible de vivre avec quelqu’un d’autre pendant plusieurs décennies sans croire que cet autre est la seule personne possible ? Nous savions qu’il existait d’autres vies possibles, d’autres partenaires meilleurs, même pour nous. Mais nous ne voulions ni ne pouvions laisser s’effondrer ce que nous avions construit. » (p.71)
« Si chacun succombait à l’autre, la plupart des mariages ne dureraient pas plus d’une journée, d’une semaine, de quelques mois ou d’une année ou deux grand maximum pour ceux qui connaissent ensemble un bonheur désespéré. Car il y a toujours quelque chose d’un peu désespéré dans le bonheur, dans le fait de s’abandonner à l’autre. » (p.51)
Cette Histoire d’un mariage est très forte, bouleversante parce que l’on croit dans la force du couple mais aussi parce que l’on devine la tragédie du désir en train de se jouer… Bouleversante par cette voix masculine qui assume le récit de l’échec de son mariage et qui pourtant faire revivre avec passion, adoration et tendresse celle qu’il aime. Qu’il a aimée.
Au delà de cette chronique d’un couple parmi les autres, parmi tant d’autres, ce texte tend à l’universalité par la poésie des questionnements amoureux qu’il propose. Plus qu’un roman, un traité épique dans lequel les personnages tiennent de héros responsables de leur propre tragédie.
« Car n’importe quoi peut advenir, toujours. N’importe quoi peut arriver n’importe quand. En fait, dans la vie de tout le monde. » (p.43)
Histoire d’un mariage, Geir GULLIKSEN, traduit du norvégien par Jean-Baptiste Coursaud, éd. Buchet Chastel, 2018, 202 pages, 19€.
Roman gracieusement envoyé par le service presse des éditions Buchet Chastel.