A croquer

« Risque zéro », Olga Lossky : intéressante anatomie critique d’un Big Brother médical numérique

Nous sommes en 2037, à Paris. Le numérique a envahi le quotidien des Français et la société d’assurance maladie Providence a bien compris cette (r)évolution en proposant un système de suivi de santé high-tech sur la base d’une puce intégrée dans le pouce de chacun de ses adhérents afin d’assurer un suivi continu de leur santé (rythme cardiaque, besoins nutritionnels adaptés en fonction de l’activité physique enregistrée…) et de protéger des risques mineurs et majeurs du quotidien.

« La plupart des abonnés Providence prenaient l’affaire de leur sécurité très au sérieux, terminaient avec discipline chaque séquence vidéo-ludique comme ils auraient jadis épluché la notice d’un mixeur avant de le mettre en service. Ces rabat-joie demandaient à Providence de les affranchir de cette peur irrationnelle qu’engendrait en eux le simple fait d’être en vie et qu’ils entendaient combattre en éliminant méthodiquement toute source potentielle de risque. » (p.108)

risque zéro

Un Big Brother médical des plus redoutables, en écho aux lunettes connectées ou autres multiphones offrant une réalité augmentée.

Au cœur de Providence, Victorien assure la création de vidéos ludiques pour engranger toujours davantage d’adhérents.

« Il allait concevoir un divertissement puissant, où Providence apparaîtrait comme l’outil indispensable pour jouir en toute sérénité des possibilités infinies de l’existence virtuelle. » (p.45-46)

« Pour Victorien, l’intérêt de Providence résidait dans cette personnalisation à l’extrême de chaque instant de la vie, où la créativité pouvait s’exercer à plein et transformer l’existence en ce qu’il avait toujours rêvé qu’elle fût : un vaste terrain de jeu. Pour les plus anxieux, ou encore les ludosceptiques – l’espèce détestée de Victorien et dont sa voisine de palier faisait partie – Providence permettait de restaurer enfin cette valeur inestimable, qui avait tant manqué ces dernières décennies : la tranquillité. » (p.110)

Mais, le jour où une adhérente de Providence décède sur la table d’opération de l’hôpital Delcourt, vestige réputé mais menacé de la médecine traditionnelle, tout le système vacille : où se cache la faille qui remet en question un système supposé ultra-sécurisé et donc le risque égal à zéro ? L’ironie tragique est que cette patiente est morte entre les mains d’Agnès, l’épouse de Victorien et anesthésiste de renom auprès du docteur Akim Benarka.

Alors, à qui revient la faute ? A l’hôpital et à une erreur de manipulation ? A Providence et à une faille technologique interne ?

Agnès écope de 24 heures de garde à vue qui ont raison de ses atermoiements : il est temps qu’elle échappe à cette vie ultra-connectée où tout est certes simplifié mais où toute liberté est contrôlée.

« Elle-même se voyait à la croisée de deux univers, incapable d’accepter la réalité hypercontrôlée de Providence comme de se soumettre au lot commun d’une vie gouvernée par la fatalité. » (p.130)

Pour s’affranchir de cette chape numérique, Agnès emmène avec elle enfants et chien chez ses grands-parents, Papaga et Mamaga, deux illuminés ultra-religieux qui ont choisi une vie simple et frugale basée sur l’autosuffisance que propose Mère Nature.

« Dépouillement, sacrifice, radicalité, voilà ce qu’on lui avait inoculé en même temps que de délicieuses confitures maison. » (p.162)

Mais, lorsque Akim propose à Agnès de la rejoindre en Afrique du Sud pour l’aider dans un dispensaire, Agnès n’hésite pas, y voyant là le signe qu’elle cherchait tant : la libération de l’entrave numérique est à portée de main (et de vol), la réalisation de ses convictions intimes possible.

« Elle n’en voulait plus, de ce monde saturé d’écrans et de capteurs au service d’une jouissance immédiate. » (p.199)

Seulement, une fois sur place, Agnès et les siens se heurtent à une réalité à laquelle ils ne s’attendaient pas.

« Agnès oscillait entre deux sentiments contradictoires. Le désir de se laisser porter par cette immense pulsation commune le disputait avec des sursauts de lucidité qui la poussaient à analyser en permanence les risques alentour. » (p.266)

« Mais la conscience d’être précisément venue pour cela : regarder le risque en face, sans le moindre logiciel pour le prévenir, et forcer ainsi une autre dimension de l’existence à affleurer. Par conséquent, ce qui ne manquerait pas d’arriver, elle l’aurait cherché. » (p.267)

Au nom de l’humanisme et de l’altruisme, peut-on tout accepter et se laisser déposséder ? Victorien, resté à Paris pour gérer la crise de Providence, aura-t-il le pouvoir pour « reconnecter » son épouse ?


Risque zéro est un roman qui se lit facilement pour deux raisons : la narration y est tout d’abord fluide et limpide, donc agréable ; les personnages sont touchants voire amusants. On regrettera, dans le dernier tiers du roman, une certaine facilité à y insérer quelques grosses ficelles dramatiques un peu fourre-tout mais sur lesquelles on passera outre bien volontiers. Ensuite, le thème est en écho avec notre société chaque jour un peu plus connectée.

On notera le choix d’Olga Lossky de radicaliser son propos en proposant une anticipation certaine avec des puces intégrées aux humains (n’en est-on pas là, dans les faits ?) ou des voitures autonomes. De fait, Olga Lossky pose la question des limites de notre dépendance aux technologies : jusqu’à quel point peuvent-elles régir notre quotidien ? Peut-on décemment confier notre santé et nos pensées à des entités certes intelligentes mais dépourvues de toute humanité ? A quel moment l’homme perd-t-il de vue son intégrité d’humain ?

En évoquant la fuite d’Agnès chez ses grands-parents d’abord puis en Afrique, l’auteur envisage un possible affranchissement ; mais le retour à un Eden primitif est-il aujourd’hui (ou en 2037) possible ?

« Retrouver un instinct aveuglé par nos modes de vie rationnels, si vous voulez… » (p.270)

Cette ambivalence est au cœur du récit et, au final, Olga Lossky ne propose pas – sans doute à dessein – de solution, laissant au lecteur le soin de se positionner sur son propre rapport et à sa dépendance à la technologie.

Le lecteur est assuré du quasi risque zéro de déception s’il ouvre ce livre !


Risque zéro, Olga LOSSKY, éditions Denoël, 2019, 332 pages, 20.90€.

Merci aux éditions Denoël pour l’envoi gracieux de ce roman par le service presse.

 

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