Plongée historique et géographique avec ce remarquable roman de David Zukerman (le premier publié mais pas le premier écrit) puisque nous découvrons le Panama au sortir de la Seconde Guerre Mondiale jusqu’à la fin des années 50. Le focus s’opère sur la ville de San Perdido (la bien nommée ?), théâtre des luttes de pouvoir intestines et coulisse des trafics clandestins.
A San Perdido, les riches villas des notables surplombent les quartiers pauvres et en particulier celui de La Lagrima, vaste décharge à ciel ouvert, pourtant lieu de vie de la vieille Felicia, de la sculpturale et ambitieuse Yumna ou encore du brave Augusto. La misère est leur mode de vie ; la débrouillardise leur art de la survie.
« Au-dessus d’elle, sur le plateau Del Sol, les lumières des somptueuses demeures commencent à dessiner le cordon de la richesse qui surplombe la ville. Un scintillant lacis d’arrogantes ampoules crée un lustre qui pare les collines de lueurs ostentatoires. Celle des puissants qui affirment leur pouvoir jusqu’au cœur de la nuit. « (p.71)
« Augusto est un garçon courageux. A douze ans, il a déjà fait de longues journées sur les chantiers et sait qu’il peut tenir le choc. Dix ou douze heures de travail par jour ne lui font pas peur. […] Augusto sait qu’il n’a pas le choix. Lorsqu’on vient du quartier le plus pauvre de San Perdido, on apprend en naissant que vivre demande beaucoup d’effort. « (p.44)
Un jour, tout droit sorti de la jungle qui jouxte La Lagrima, un enfant noir aux beaux yeux bleus apparaît. Muet, il se contente de répéter avec obstination les mêmes tâches et de déambuler dans la ville sans que l’on sache vraiment où il va. Mais, lorsque l’enfant revient à la décharge, les cormorans se taisent et les chiens s‘éloignent. Felicia s’attache rapidement à cet étrange enfant, le surnommant La Langosta à cause de ses énormes mains, tellement en décalage avec son corps fluet.
« Felicia se sent concernée par le petit. Comme si elle l’avait mis au monde. » (p.35)
On comprend vite que La Langosta, de son vrai nom Yerbo, est doué d’une capacité d’empathie exceptionnelle qui l’amène à capter le désarroi des innocents et des faibles abusés. Alors, de ses mains imposantes, Yerbo fait justice lui-même et venge tel enfant battu par son père, telle domestique abusée par son patron…
« Il observait, comme s’il devait décrypter un langage complexe, afin de comprendre la mécanique du monde qui l’entourait. » (p.115-116)
« Les années qui suivent, Yerbo se frotte à la population de San Perdido. Il frappe tous ceux qu’il rencontre, laissant une marque sur eux sans qu’aucun ne puisse réellement dire de quelle nature elle est. C’est une trace invisible, mais indélébile. On le devine à part, sans raison particulière parfois. C’est un sentiment diffus, une appréhension obscure, la sensation d’un danger. Comme tous les êtres mutiques, il devient une énigme par les questions qu’il suscite. » (p.135-136)
Cependant, s’il y en a une qui ne peut faire fléchir Yerbo par ses charmes très avantageux, c’est Yumna. Son désir de réussir et de partir de Lagrima est tel que lorsque l’opportunité d’entrer dans la vie – et dans le lit – du gouverneur Lamberto lui est donnée, elle n’hésite pas. Seulement, lorsque la frénésie de son vigoureux amant « Le Taureau » la laisse momentanément incapable d’assouvir ses assauts, ce dernier trouve refuge chaque soir dans la maison close de renom de Madame, splendide Eurasienne des beaux-quartiers qui tient de main de maître ses courtisanes de luxe.
« Dans la maison de l’avenue Santa Clara, les jeunes filles mûrissent vite. Seule Madame semble rester identique à elle-même. Au milieu des beautés juvéniles qui l’entourent, loin de se faner, Madame demeure une fleur immortelle. […] Elles sont de parfaites courtisanes pour qui le sexe est un art, le plaisir une science, l’amour le chemin du paradis. » (p.93)
Le Taureau s’enflamme alors pour la belle Hissa, jeune Africaine vendue alors qu’elle était enfant pour devenir prostituée. Mais Yumna découvre l’infidélité de son fougueux amant et la Gazelle rugit : sur qui sa vengeance va-t-elle tomber ?
Tout à ses femmes, le gouverneur laisse ses affaires à Carlos Hierra, petit intriguant aux dents longues et acérées : dans l’ombre du maître, est-il une menace ?
« Hierra vient de la plèbe. Il a dû conquérir sa place dans la meilleure université du Panama en travaillant plus que les autres. […] Choisissant la manipulation plutôt que la force, il est entré en politique par opportunisme, non par conviction. Préférant l’ombre à la lumière pour apprendre au plus près de ceux qui gouvernent. Mais il n’est pas qu’un calculateur. S’il possède le détachement qui permet de décider sans crainte des conséquences, il conserve un sang chaud qu’il doit sans cesse contenir pour mieux dissimuler, ce qui l’épuise nerveusement. » (p.157)
Quant à Yerbo, peut-il être amené à faire justice jusqu’aux hauteurs de San Perdido ?
« Les plus forts exploitent les plus faibles. A San Perdido plus qu’ailleurs, cette loi est fermement appliquée. » (p.253)
San Perdido est un récit prenant avec un intéressant mouvement d’ascension en partant de La Lagrima pour atteindre le palais du gouverneur. Le va-et-vient narratif demeure tout de même entre les intrigues des nantis et la vie de labeur des dockers. De fait, peut-on rester, au sens propre et au sens figuré, sur les hauteurs indéfiniment ?
David Zukerman signe un roman social sur deux mondes qui se frôlent mais se mélangent rarement, sinon pour que les intérêts des grands de la ville profitent et abusent des humbles travailleurs. Leur voix est rarement entendue, car étouffée dans sa révolte par un gouvernement qui musèle par la force les dissidences. Et que dire des Cimarrons, ce peuple mythique de la jungle ignoré par Lamberto et les siens, pourvu qu’ils restent dans leur forêt ?
San Perdido est aussi un roman de mœurs dans lequel la moralité des gens bien placés en prend pour son grade, si l’on considère les tromperies qui s’enchaînent, pourvu que les intérêts politiques et administratifs des uns et des autres y gagnent, ou encore la fréquentation soutenue de la maison close de Madame. Mais, malgré l’apparente immoralité qui règne en maîtresse sur la ville haute de San Perdido, le roman questionne l’humanité de chacun et soulève le masque que la société impose parfois.
David Zukerman signe donc une comédie humaine moderne édifiante entre patriciens et plébéiens, où l’art de gagner n’est pas celui de tricher mais de se révéler dans toute sa vérité.
San Perdido, David ZUKERMAN, éditions Calmann Lévy, 2019, 411 pages, 19.90€.
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