Le petit Philippe est un pur gamin de Paris, qui grandit entre la gare de Lyon et le futur opéra Bastille. Son terrain de jeu : l’hôtel de Bourgogne, que tient d’une main de fer sa mère, Annick. Autour de lui, des touristes de passage, des habitués qui louent une chambre au mois, des couples illégitimes, quelques passes tarifées…
Les différentes chambres sont autant d’instantanés de vies volées lorsque l’enfant y pénètre en cachette. Une manière, peut-être, d’échapper à la morosité ambiante familiale : Annick se tue à la tâche tandis que son mari lui fait régulièrement porter les cornes. Les menaces de séparation ne restent pourtant que paroles. Ce père autoritaire et machiste, Philippe le déteste : il abhorre ses réflexions racistes, ses blagues antisémites et son soutien au FN.
« Paris est devenu sale, les trottoirs sont pleins d’ordures et de clodos, il y a de plus en plus de bougnoules et de négros, sans parler des youpins. » (p.176)
Cet homme dénué de tout instinct paternel et de toute délicatesse, l’enfant le verrait bien mort. Le verrait mieux mort.
« Il doit se rendre à l’évidence, tuer son père n’est peut-être pas une bonne idée. Il n’a plus qu’à s’en remettre au sort. » (p.66)
Néanmoins, ce père tant détesté n’en est pas moins redouté lorsque, avec sa femme, il se livre à des commentaires acerbes sur les homosexuels : une communauté qui fait de plus en plus parler d’elle tandis que l’épidémie du SIDA commence, dans les années 80, à défrayer la chronique pour toutes les victimes qu’elle laisse en se répandant outre-Atlantique.
Car le garçon est convaincu de l’évidence : il aime les garçons. Lui, l’enfant qui n’aime pas se battre, qui déteste le vélo, qui apprend le tricot et fond devant une paire de baskets vendue dans un magasin de chaussures pour femmes.
« Une petite voix lui souffle que ce n’est pas normal pour un garçon de faire ça. Il se sent coupable, il rougit de honte.
Il n’est pas le fils espéré. » (p.36)
« Désormais il a un secret.
Seulement le poids de ce secret est trop lourd à porter. Il n’est pas le fils que ses parents voudraient qu’il soit. Le canard boiteux de la famille, c’est lui. » (p.39)
Comment grandir, alors, entre ces parents quelque peu beaufs qui redoutent la différence (de race, de sexualité, de religion, de nationalité…) ? Philippe peut-il être le victime du joug d’un déterminisme familial et social ?
« Il ne veut pas devenir un homme comme son père. Il ne veut pas devenir un homme comme tous les autres hommes. Il préfère encore être un sous-homme, un traître à la classe des hommes. » (p.212)
Le roman de Philippe Joanny est d’une grande richesse, si l’on en juge les points suivants :
- C’est tout d’abord un roman initiatique d’un enfant qui devient adolescent et se retrouve confronté à assumer sa sexualité dans un univers clos et hostile à la différence.
« Il doit faire face à une double pression : à l’intérieur, le poids de son secret de plus en plus lourd à porter, et à l’extérieur, la peut d’être démasqué. Son père qui représente une menace et sa mère qui cherche à le sonder ne font que l’enfoncer. Il suffoque. Il a l’impression que toute sa personne s’effrite, comme une fêlure sur un verre de cristal qui dans un lent crissement se propage à la surface entière pour finir par éclater. A ce rythme, il ne tiendra pas longtemps. » (p.150)
« Il a accepté de mettre un mot sur ce qu’il est. Il est homosexuel. Cette condition, il en a conscience, l’éloigne et l’isole des autres. A sa famille, à ses camarades de classe, à ses copains, au monde entier il a le sentiment douloureux d’être étranger. Un résidu, un paria. Plus tard, devra-t-il raser les murs, rester discret ? Passera-t-il sa vie à essuyer des insultes ? Pire, est-ce qu’on le frappera pour ce qu’il est ? » (p.217)
- C’est ensuite la chronique d’une certaine France : celle des années 1979 à 1982 vue à travers un prisme tantôt politique (Mauroy, Mittérand, Le Pen sont les figures de l’époque), tantôt social (les aménagements parisiens, la déferlante de l’épidémie rose…) ou culturel. Des instantanés qui plantent le décor à ce récit d’apprentissage.
- Enfin, le roman offre le portrait d’une famille de Français sans doute très franchouillards mais ponctuellement touchants. L’humanité d’Annick perce à travers ses saillies bourrues tandis que Gérard se fait l’archétype d’un Bidochon, le goût de la luxure en plus.
Genèse partielle d’une vie et d’une destinée, Comment tout a commencé est un hommage discret et tout en nuances à une famille, un quartier, une communauté… Par contre, il est consternant de voir que l’homophobie, le racisme, l’antisémitisme et le nationalisme n’ont guère bougé d’un iota entre 1982 et 2019… Comment tout a commencé, et comment rien n’a vraiment changé…
Comment tout a commencé, Philippe JOANNY, éditions Grasset, 2019, 251 pages, 19€.
Merci aux éditions Grasset pour l’envoi gracieux de ce roman.
Non, rien ne bouge, malheureusement ! Les mentalités deviennent de plus en plus égoïstes, malsaines… et je déteste cela !!!
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