Nick Dean est un comédien qui peine à vivre de son art. Alors, pour subvenir aux besoins de sa femme d’origine espagnole Marina, de ses deux jeunes enfants Luca et Ava, il donne des cours de théâtre à des adolescents ou aux employés des entreprises afin de développer l’aisance de la prise de parole. Après tout, c’est une manière comme une autre de vivre en attendant de percer comme acteur et de dépasser sa petite notoriété acquise dans une série diffusée sur la BBC.
Lorsque le roman commence, Nick enseigne à la Croydon Academy. Il a fort à faire avec la difficile Angela Furness, adolescente de 13 ans très mal dans ses baskets : en révolte contre tout et tout le monde, elle multiplie les provocations et n’hésite pas à se battre pour s’imposer. Le soir d’une altercation de trop avec une camarade, Angela tente de se suicider. Cependant, elle se loupe. Sa mère, Donna, tente de comprendre ce geste désespéré : après tout, ce n’était qu' »une » bagarre de plus, non ? Pas de quoi vouloir mourir non plus. Sauf qu’Angela lui annonce que son professeur de théâtre, Nick Dean, l’a agressée sexuellement. La coupable serait-elle devenue victime ?
La paisible vie de Nick vole en éclats : bien sûr qu’il est innocent ! Jamais il n’a abusé de l’adolescente ! Est-il coupable d’avoir seulement essayer de croire en Angela, une adolescente boulotte certes difficile mais tellement douée pour l’art ? Est-il coupable de l’avoir encouragée au sein de son atelier afin qu’elle ait confiance en elle ?
« Malgré tout, sa parole comptait davantage. Elle pouvait l’accuser et être protégée, rester anonyme alors que sa vie à lui était détruite. Il n’y avait aucune preuve physique et, pourtant, c’était elle que l’on croyait. C’était comme si les faits avaient été distordus. La vérité n’existait plus. » (p.172)
Le couple de Nick et de Marina vacille sur ses fondations, jusque là solides. En effet, l’analyse de l’ordinateur de Nick a révélé la consultation régulière de sites pornographiques avec des critères de recherches dans lesquels la violence apparaît. Est-ce bien l’homme épanoui et heureux en ménage qu’a épousé Marina ? Son mari aurait-il pu vouloir passer du fantasme interdit à la réalité ?
« Ils étaient mariés depuis sept ans, mais peut-être ne découvrait-elle son vrai visage qu’aujourd’hui ? » (p.179)
« Était-il réaliste d’imaginer que Nick ait pu lui faire du mal ? Les enfants étaient-ils une proie plus facile parce qu’ils ne pouvaient pas se défendre ? Qu’est-ce qu’il lui cachait d’autre ? » (p.227-228)
Alors, la justice intime à Nick de ne plus s’approcher des enfants, pas même les siens. Comment continuer à vivre lorsque le doute plane, que l’on vous menace anonymement, que l’on vous enlève certaines missions professionnelles, que l’on vous bannit littéralement ? Qui ose encore croire en vous ? En qui pouvez-vous encore croire alors que l’on vous accuse injustement ?
Angela a-t-elle affabulé pour chercher de la compassion ? Contre toute attente, ça n’améliore guère ses relations, déjà tendues à l’extrême, avec Donna. Insolente, irrespectueuse, violente, Angela balaie toute proposition d’aide de sa mère. Seul son père, Stephen, semble trouver grâce aux yeux de l’adolescente.
« Ces deux dernières années, tout avait changé entre elles. Angela avait été une fille aimante et s’était changée en préado doublée d’une petite terreur à l’école. » (p.43)
« Que leur était-il arrivé à toutes deux ? Un véritable fossé s’était creusé entre elles alors qu’elles avaient été si proches. » (p.155)
Angela a crié « au loup » en accusant son professeur, et son cri est relayé tout le long du roman : mais le loup ne serait-il pas celui soigneusement caché dans la bergerie ?
Ce troisième roman de Lisa Ballantyne se lit avec un vif plaisir : les chapitres s’enchaînent en passant de la transition du point de vue d’un personnage à l’autre. L’enchaînement est heureux et offre une vision presque kaléidoscopique tout en offrant des données supplémentaires à chaque nouveau chapitre.
Au loup cible le thème de l’accusation d’un adulte par une jeune adolescente : nombre de faits divers sont loin du roman lorsqu’ils évoquent cela. Or, Lisa Ballantyne questionne le lecteur sur le parti à prendre : qui croire ? La parole juvénile d’une adolescente en pleine recherche d’elle-même, en décrochage scolaire et en opposition avec l’autorité parentale ? Accuse-t-elle son modèle pour mieux s’en faire – maladroitement et très malheureusement – remarquer ? Ou doit-on croire la parole de l’adulte, entité raisonnée et raisonnable ?
La qualité du roman est d’éviter le cliché du 100% coupable VS 100% victime. En effet, si Nick apparaît innocent et donc injustement accusé, on découvre en même temps que son épouse sa part d’ombre : une libido routinière que la consultation de sites pornographiques permet de pimenter par le fantasme solitaire. Il semble alors légitime d’avoir peur : l’homme le plus doux qui soit peut-il être un prédateur qui s’autocensure ?
La vindicte populaire est soulignée lorsque toute la famille Dean devient la victime collatérale du « crime » de Nick : corbeaux, trolls informatiques… Rien ne semble arrêter l’opprobre, pourvu que l’on punisse le coupable. D’ailleurs, le dénouement opère un revirement de situation inattendu et excellent.
Enfin, le personnage d’Angela questionne notre empathie : tour à tour tête à claques ou petite fille touchante, elle peine à se trouver. Cette quête identitaire, elle aussi maladroite, ne trouve pas d’écho satisfaisant auprès de ses parents divorcés.
« Elle avait l’impression qu’un monstre était tapi en elle. Qu’elle était deux entités, une coquille et son contenu. Une coquille plus mince que celle d’un œuf, et qui n’offrait qu’une maigre protection. Régulièrement, le contenu ressortait et alors les gens pouvaient voir qui elle était vraiment et la détestaient tout autant qu’elle se détestait elle-même. » (p.14)
Lisa Ballantyne propose une analyse sociologique plutôt fine de l’anatomie de deux foyers opposés mais qui se retrouvent dans le même éclatement de la cellule familiale et dans la même rupture de communication.
Le roman Au loup se résume pour moi à un cri : le cri d’une adolescente paumée, le cri d’un homme a priori injustement accusé, le cri d’une épouse leurrée, le cri d’incompréhension d’une mère, le cri d’une société prompte à juger… Qui criera victoire à la fin du roman ?
Au loup, Lisa BALLANTYNE, traduit de l’anglais par Carla Lavaste, éditions Belfond, collection Belfond Noir, 2019, 333 pages, 20€.
Un grand merci aux éditions Belfond pour l’envoi gracieux de cet appréciable roman.