Le concept de téléréalité ayant été, depuis les années 2000, florissant avec les Real Housewives (of Beverly Hills, of New York : autant de déclinaisons d’un seul et même principe, à savoir être l’épouse d’un richissime et laborieux homme d’affaires), Jessica Knoll imagine dans son second roman, après l’excellent American Girl en 2016, l’émission de téléréalité Les Entreprenantes.
L’idée : de jeunes et talentueuses New-Yorkaises, femmes d’affaires indépendantes et affranchies de toute emprise masculine, ayant fait le choix de ne pas enfanter, sont filmées le temps d’une saison télé entre leurs occupations professionnelles et leurs préoccupations personnelles.
« Les mères, épouses, déesses domestiques et aspirantes mères, épouses et déesses domestiques ont le droit de voir leurs semblables représentées à la télé, quelle que soit l’heure à laquelle elles l’allument.
Mais il n’existait rien pour les non-mères et les non-épouses ou celles qui sont même incapables de se faire cuire un œuf. Et nous sommes nombreuses, plus que jamais. » (p.37)
Bien évidemment, Jesse, la productrice, tente de faire feu de tout bois : afin d’augmenter l’audimat, elle a soin d’alimenter les désaccords entre les jeunes femmes en scénarisant à l’envi tel ou tel événement susceptible de faire un buzz médiatique retentissant pour l’émission.
Pour les Entreprenantes, une telle mise en lumière est le gage d’affaires florissantes : ainsi, Jen peut développer son concept de produits végans ; Stephanie viser l’adaptation en film de son autobiographie best-seller ; les deux sœurs Brett et Kelly étendre leurs salles de sport En Selle ! et commercialiser leurs vélos électriques auprès des femmes marocaines afin que ces dernières puissent rapidement échapper à de mauvaises rencontres lorsqu’elles vont chercher de l’eau loin de chez elles.
Dans ce roman où les hommes sont totalement absents (seul un homme, Vince, le mari de Stephanie, est représenté), les rivalités féminines intestines sont permanentes : chacune est prête à tout pour revenir d’une saison à une autre, ne pas être écarter de ce cercle doré. Alors, tous les moyens sont bons, surtout à mettre en scène la réalité…
« Il ne s’agit pas d’un pacte de sang. Inutile de sortir les couteaux et les armes. La manière la plus efficace de détruire quelqu’un, dans cette émission, est de se désengager, de l’exclure de l’action, des liens significatifs, du grand et puissant scénario. Dans notre monde, il n’est pas d’arme plus acérée que le sourire poli. » (p.72)
« Nous avions une showrunner, Lisa, qui trouvait des moyens machiavéliques pour nous dresser les unes contre les autres. Il y a eu des bagarres. Des réconciliations. Un succès phénoménal. » (p.75)
Ainsi, Jessica Knoll révèle pertinemment les rouages de la téléréalité : aucune limite dans le mensonge. Tout est scénarisé et factice : on n’est pas loin d’un soap anglais ou américain au final !
Cette critique de la téléréalité (réalité qui n’a que le nom) est le fond du roman. La forme est celle du thriller, dans la mesure où le roman s’ouvre sur l’événement suivant : l’une des Entreprenantes, Brett, dynamique lesbienne un peu boulotte, a été tuée. Or, jouissant d’une popularité incontestée, elle suscitait bien des jalousies et toutes ses « amies » semblent avoir eu un motif pour la tuer. L’enquête s’annonce palpitante pour savoir qui a voulu se débarrasser de la « préférée » et chaque participante va peut-être également devoir révéler ses propres cadavres qui dorment dans son placard…
« Maintenant que je [Brett] goûte moi-même à ce succès, elles ne le supportent pas. Elles se sont liguées, toutes, pour maintenir à sa place la petite jeune. » (p.160)
Quelle est la vraie part de réalité dans cette vaste mascarade télévisuelle ?
« Bienvenue dans le monde de la téléréalité, où la duplicité n’est pas seulement encouragée, mais indispensable à la survie. » (p.188)
Une nouvelle fois, Jessica Knoll parvient à réaliser un tour de force narratif : elle crée un récit à trois voix (Brett, Stephanie, Kelly) en alternant les temporalités (avant et après le meurtre de Brett). Son roman peut être assimilé au genre policier tout en se doublant d’une forte critique sur la société télévisuelle actuelle. Les rouages narratifs sont nombreux, inattendus et donc diablement efficaces.
La préférée est un excellent roman, Jessica Knoll une écrivaine confirmée. Amateurs de littérature de qualité, ce récit est pour vous.
La préférée, Jessica KNOLL, traduit de l’anglais (États-Unis) par Cécile Leclère, éditions Actes Sud, 2019 pour la traduction française, 435 pages, 23€.