Après six mois à barouder à travers le monde en guise de pause sabbatique, Claire Castaigne est la nouvelle recrue de l’une des plus importantes études notariales de Paris, sise place Vendôme. Affranchie du regard d’autrui, tatouée, libérée, affirmée et indépendante, elle détonne quelque peu dans l’univers policé de l’étude PRF.
Aux commandes du groupe, trois notaires : l’associé fondateur Hector de Polignac, Pierre Fontaine et François-Jean Regniez. Auprès d’eux, Catherine Ferra et Sylvain Sassin. Redoutables patrons, ils font régner une discipline de fer, basée sur l’intransigeance et l’exigence. Tant que leur pouvoir n’est pas remis en cause, tout va bien.
« HP [Hector de Polignac] s’en moquait, il ne le [Nicolas, notaire assistant] regardait jamais comme un être humain capable d’éprouver et de sentir, il était l’un de ses soldats, certes l’un de ceux qu’il aimait bien, mais il ne se faisait aucune illusion, il n’était que de la chair fraîche et souple au service des clients. Le jour où il aurait une défaillance, une faiblesse, il serait prié de partir et serait immédiatement remplacé par un élément solide et fonctionnel. » (p.81)
Ainsi, l’équipe des « petites mains » – collaborateurs, rédacteurs, secrétaires, assistant(e)s… – plie sous le joug d’un double impératif : faire du chiffre et satisfaire une clientèle souvent illustre et fortunée. Chacun ne compte ni sa peine ni ses heures, achevant souvent tardivement une journée rondement menée.
« Malgré la fatigue qui tendait ses épaules, ses idées étaient claires : ce métier était un sacerdoce et elle l’aimait. » (p.26)
« Personne ne l’aida, personne ne le vit disparaître, il était invisible. » (p.73)
Le talent de Claire Guidot est d’avoir su créer une galerie de portraits piquants (sans doute pour les besoins narratifs du roman – toute ressemblance avec des personnages réels étant purement fortuite ?) : la bombesque Alice, Grégory le bodybuildé un peu naïf, l’intrigante Hélène, Paulette l’assistante bornée… Si l’ambiance peut sembler de prime abord cordiale, tensions et rivalités affleurent : grande est la tentation de vouloir saboter l’ascension de ses pairs dès lors que ces derniers menacent les intérêts propres. Cela donne lieu à des passages à la fois glaçants et délectables…
Le talent de portraitiste de Cécile Guidot ne s’arrête pas à la masse salariale de l’étude : les patrons sont eux aussi épinglés et chacun révèle, progressivement, une part d’ombre, souvent honteuse, parfois douloureuse, de sa vie. On peut dominer et avoir son propre talon d’Achille : nul n’est intouchable et Cécile Guidot se plait à le rappeler avec beaucoup de justesse en faisant passablement voler en éclats le carcan bien pensant des notables.
« Car derrière des apparences bien policées, les notaires sont aussi dingos que les clients ! » (p.414)
Chronique d’une profession pas forcément très médiatisée et quelque peu victime de clichés, Les actes est également un roman social :
- d’une part, on y trouve une réflexion de fond, nuancée et pudique, sur le déterminisme social, à savoir comment assurer et revendiquer sa légitimité dans une profession à la connotation bourgeoise, incarnée en la personne d’Hector de Polignac, lorsque l’on vient d’un milieu modeste, à l’image de Claire ou de François-Jean ? Cécile Guidot prouve que l’on peut se hisser à la sueur de son travail dans l’échelle sociale et abolir les barrières sans rougir de ses origines.
- d’autre part, le récit propose une critique sociale cinglante de ces patrons qui attisent la rivalité entre eux-mêmes et qui peinent à partager le « gâteau » avec leurs employés, en témoignent leur incapacité relative à mémoriser le nom de tout le monde ou le regard méprisant sur la modestie de certains clients.
« il n’en pouvait plus de se plier aux volontés et aux manquements des uns et des autres, de jouer le larbin de luxe pour ces notaires qui se prenaient pour des rois et qui faisaient miroiter, sur la tranche du couteau, des miettes du gâteau sans jamais céder aucune part réelle. Des promesses voilées pour appâter le troupeau, des mots de ressentiment lâchés comme des confidences sur les autres collaborateurs, ça ils savaient faire ! Ils étaient maitres dans l’art de diviser pour mieux régner. » (p.185)
Heureusement, Cécile Guidot célèbre aussi l’altruisme en rappelant l’enjeu de service public que représente le notariat et en plaidant pour le respect auquel chaque client, qu’il soit pauvre ou riche, devrait avoir le droit. C’est ainsi toute l’humanité du métier que l’on retrouve dans Les actes, Claire Castaigne en étant l’ambassadrice à travers sa propre conception de son rôle. Il faut dire que le notariat est un défilé de tranches de vie à des tournants souvent malheureux (divorces, décès…) : ainsi, l’auteur tend à démontrer que derrière chaque dossier il n’y a pas que des chiffres en jeu, mais surtout et avant tout des êtres humains.
« Je m’efforce de bien agit, de faire preuve d’empathie et de bienveillance et je lutte, comme tout le monde, contre les mauvaises pensées. Être au cœur de l’intimité des autres ne rend pas meilleur mais donne la responsabilité de les engager dans des actes justes et positifs. Je crois que ce sont les actes qui font les hommes. » (p.103)
Les actes est un roman qui se dévore. Mon mari travaillant lui-même dans le notariat, ma position de lectrice était quelque peu privilégiée car ces tranches de vie des clients, ces relations avec les patrons ou les collègues sont ce quotidien qu’il sait me rapporter avec justesse. Un quotidien peut-être moins haut en couleurs que le récit, mais avec son lot de perles et d’anecdotes.
Le commun des mortels, qui ne sera pas forcément au fait du jargon notarial, ne doit pas s’effrayer : Cécile Guidot parvient à vulgariser sans excès le contenu des dossiers évoqués dans le récit. Les intrigues entre les personnages, essentielles à la lisibilité du texte, sont savoureuses. L’enjeu social, au cœur du discours, est remarquablement traité.
Un bon, très bon récit. Le notariat a son roman : Les actes.
Les actes, Cécile GUIDOT, éditions JC Lattès, 2019, 442 pages, 19.90€.