A dévorer !

« Les choses humaines », Karine Tuil : chronique désillusionnée d’une splendeur et d’une décadence 2.0

La famille Farel pourrait faire rêver et provoquer bien des envieux… Jugez : le père, Jean, bientôt 70 ans, est un journaliste politique qui règne en maître depuis trente ans à la radio et à la télévision. Sa femme, Claire, de bien des années sa cadette, est une essayiste féministe de renom adoubée par les médias. Leur fils unique, Alexandre, est un étudiant brillant prêt à intégrer la prestigieuse université américaine de Stanford. Bref, l’archétype de la cellule familiale aisée, privilégiée et dominante.

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Seulement, l’envers du décor est tout autre et l’harmonie de la famille de façade. Ainsi, Claire n’aime plus son mari. Dévolue pendant des années à ce dernier et à son fils et un cancer du sein plus tard, elle aspire à autre chose, à vivre plus fort. Jean, de son côté, assume ses multiples incartades tout en nourrissant avec une fidélité presque religieuse le feu de son unique et éternel amour pour Françoise, la femme de l’ombre, journaliste pour la presse écrite. Prêt à tout pour rester à l’antenne et ne pas se faire évincer par les jeunes loups du milieu, Jean Farel cultive sa notoriété de la même manière qu’il entretient chaque aspect de sa vie avec rigueur. Lui, l’enfant pauvre qui n’a pas étudié et dont le père a tué la mère, tient à son coin de paradis durement acquis. Quant à Alexandre, la pression intellectuelle de ses études et une violente rupture amoureuse l’ont laissé fragile.

La cellule familiale des Farel se fendille lorsque Claire demande le divorce et se met en ménage avec Adam, un enseignant de confession juive et père de deux grandes filles. La passion redonne à Claire un élan auquel elle ne croyait plus.

Mais un soir, alors qu’Alexandre est pour quelques jours à Paris, Claire et Adam lui demandent d’amener la fille aînée de ce dernier, Mila, à une fête avec lui. Or, le lendemain, la jeune fille porte plainte pour viol. L’élégant et ambitieux Alexandre aurait-il pu commettre un tel acte et compromettre son radieux avenir ?

« Ton fils a violé ma fille. Tu comprends ce que cela signifie ? » (p.158)

L’explosion de la cellule familiale et ses ramifications est complète : Claire doit renoncer à son amour pour Adam, subir les foudres de la presse tandis que Jean redoute que le scandale qui touche son fils ne rejaillisse sur lui et son avenir à la télé déjà fragile.

« C’était le pire moment de leur vie, ils le savaient. Ils n’iraient pas plus bas, ils avaient touché le fond ; après ça, ils ne pourraient que remonter à la surface, peut-être pas naviguer à vue, nager, mais seulement se laisser porter par un mouvement cyclique de submersion-asphyxie-réanimation, pour finir par flotter comme des corps inertes : les grands noyés bleus. Ils découvraient la différence entre l’épreuve et le drame : la première était supportable ; le second se passait dans un fracas intérieur sans résolution possible – un chagrin durable et définitif. » (p.160)


Combat d’egos, magouilles intestines, lutte de classes et joute féministe à l’ère du #Metoo et du #balancetonporc, Karine Tuil livre une fresque à la fois familiale, sociale et identitaire ; la petite histoire de quelques uns rejoint celle d’une France en train de s’écrire à travers les remous de son évolution sociale. De fait, l’impact des réseaux sociaux sur nos vies y est pertinemment interrogé.

« Plus que tout, il craignait la rumeur qui avilissait tout. » (p.150)

Les choses humaines est également, pendant un gros tiers du roman, une chronique judiciaire détaillée, fouillée : la rhétorique des avocats devient le sous-titrage élégant du mécanisme d’une machine judiciaire qui brasse les horreurs du quotidien et l’abjection des dérives humaines.

« Ce serait la guerre. Il voulait sauver son fils – rien d’autre -, lui permettre de reprendre ses études en Californie. Lui éviter la prison et le déshonneur, tout ce qui avait constitué sa plus grande épouvante : la disqualification sociale. » (p.179)

De mon point de vue, Karine Tuil met sur la sellette les « intouchables« , ces privilégiés qui gravitent dans les hautes sphères de la société : leurs failles ainsi exposées rappellent avec justesse leur humanité et dénoncent leur apparente vanité à s’en croire exempts. L’illusion ne dure jamais vraiment, aussi fort y croyait-on…

« C’étaient peut-être les seules leçons qu’il avait tirées de toutes ces épreuves : tout pouvait basculer, à tout moment. » (p.59)

« Les relations humaines semblaient vouées à la trahison et à l’échec. » (p.113)

« Elle avait découvert la distorsion entre les discours engagés, humanistes, et les réalités de l’existence, l’impossible application des plus nobles idées quand les intérêts personnels mis en jeu annihilaient toute clairvoyance et engageaient tout ce qui constituait votre vie. » (p.197-198)

La prose de Karine Tuil nous emporte. Ciselée, précise, pour autant de portraits aboutis.

Les choses humaines est un beau, un très beau roman.


Les choses humaines, Karine TUIL, éditions Gallimard, 2019, 342 pages, 2019.

 

4 réflexions au sujet de “« Les choses humaines », Karine Tuil : chronique désillusionnée d’une splendeur et d’une décadence 2.0”

  1. Belle chronique pour un livre que j’ai beaucoup aimé aussi ( chronique en écriture) . Karine Tuil a beaucoup de talent pour décrire notre monde comptemporain avec justesse et précision. Ce livre devrait faire parler de lui en ce moment de prix de toutes sortes .

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