A dévorer !

« L’Étouffoir », Suzanne Salmon : conte cruel pour deux sœurs en duel

Julienne et Léone sont deux demi-sœurs normandes qui, à quarante et à cinquante-six ans, vivent ensemble comme les vieilles filles qu’elles sont. Léone assume, depuis la mort prématurée des parents de Julienne, tous les travaux de la maison et a élevé Julienne comme son enfant. Ainsi, même à quarante ans, cette dernière se fait servir son petit déjeuner dans son lit chaque matin. Une vie à la sororité exacerbée, un gynécée vieillissant.

« Sa sœur – ou plus exactement sa demi-sœur – avait toujours exercé sur un elle un ascendant qu’elle ne subissait pas sans une sorte de crainte puérile. Tout aussi puériles étaient ses révoltes, qui ne dépassaient guère le stade de simples colères d’enfant gâtée. Chamailleries que tout cela ! entre deux vieilles demoiselles à l’étroit dans leur vie commune. » (p.13)

L'Etouffoir

Mais, si Léone semble tout à fait hostile à rompre son célibat, il n’en va pas de même pour Julienne. Ainsi, Jean, leur voisin, un veuf de cinq-sept ans, n’est guère insensible à la cadette des sœurs Filastre. Un jour, après une rapide cour aux pratiques sans doute désuètes, Jean se déclare auprès de Julienne. C’est une révolution ! Elle découvre à quarante ans seulement le plaisir de l’amour.

« Quarante ans de pudeurs et de désirs feutrés disputaient ce corps à l’élan d’orgueil qui le faisait se redresser comme une cible au regard des autres. » (p.56)

Il ne faut pas tarder et songer à se marier. Mais c’est compter Léone, qui ne voit pas d’un bon œil sa sœur lui échapper pour un « mâle ». Entre amertume et élan spontané de tendresse, elle peine à accepter la nouvelle vie de sa sœur.

Quant à Julienne, alors que le mariage arrive à grands pas, elle commence à réaliser avec effroi que si jusque là tout lui était servi sur un plateau par sa sœur, une fois mariée ce sera à elle de gérer le quotidien. Adieu la douce quiétude et la tranquille indolence du quotidien !

« Julienne s’assombrissait. Outre qu’elle ne se réjouissait guère à l’idée d’enfiler le tablier, passer de l’état de maîtresse à celui de maîtresse de maison lui apparaissait comme une régression dans la hiérarchie de l’amour. » (p.79-80)

Alors, Julienne peut-elle décemment renoncer au mariage pour maintenir son confort de vie ? Entre sa sœur et son futur mari, doit-elle choisir ? Peut-elle vraiment choisir ?

« Elle était abandonnée à elle-même, gosse de vieux coincée entre deux peurs : celle d’un retour à la vie passée dont elle ne connaissait que trop l’image décolorée, et celle d’un avenir inconnu qui lui paraissait soudain étranger, plein de risques, mais vers lequel son élan la portait encore : c’était sa chance, sa seule chance. » (p.101-102)


Ce roman de Suzanne Salmon, écrivaine discrète née en 1922 et décédée en 2008, est un petit bijou narratif ! Écrit en 1983, il est résolument vintage, par les mœurs et coutumes de ces deux sœurs au quotidien le plus insignifiant ou par la cour délicieusement désuète de Jean auprès de Julienne. Et, en même temps, L’Étouffoir est d’une désarmante modernité car il questionne les relations les plus évidentes, dans lesquelles on peut tous se retrouver : qui n’a pas eu peur de s’affranchir de l’autorité parentale pour voler de ses propres ailes, qu’elles soient amoureuses ou non ? Qui n’a jamais eu de choix à faire et de dilemme à résoudre ?

« Elle avait passé sa vie en dilettante, en velléitaire, et voilà qu’avec une brusquerie de choc en retour, la vie lui tombait dessus comme le ciel sur la tête. » (p.134-135)

A bien des égards, il y a du Maupassant dans ce petit récit. Croquez-le, dévorez-le !


L’Étouffoir, Suzanne SALMON, éditions Denoël, 2019 pour la présente édition, 174 pages, 13.90€.

Un grand merci aux éditions Denoël pour le grand plaisir de lecture que ce récit m’a donné !

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