Alice naît de parents immigrés napolitains qui ont peiné pour se faire une place dans la province française. Mais très (trop) vite, son père fuit le domicile familial et laisse sa femme, ses deux filles Mona et Alizia ainsi que son aîné Alessandro, simple d’esprit attachant, se reconstruire vaillamment sur la douleur béante de l’abandon.
Des abandons, il va y en avoir d’autres pendant la jeunesse d’Alice : le décès d’Alessandro, dû à une mauvaise chute ; le refus de la jeune fille, à dix-huit ans, d’une vie modelée sur mesure par sa couturière de mère en lui faisant courir les concours de beauté.
« Je saisis peu à peu que ma mère, en me privant du lycée et des livres, m’installe durablement dans l’éphémère artifice. Elle est en train de faire de moi l’une de ces jolies filles à moitié illettrées qu’on met dans son lit pour un soir ou deux et qu’au mieux on installera dans une jolie maison individuelle. Gazon bien tondu. Barrières blanches. Abonnement au câble. Bonheurs tempérés. » (p.32)
« Au fond, je crois que l’existence n’est qu’un apprentissage de la perte. […] Jusqu’au salut ultime, la vie n’est en réalité rien d’autre qu’une succession d’éclipses. » (p.131)
Alors, Paris sera l’ancrage de sa nouvelle vie, dans laquelle elle ne sera plus cette Miss vouée à parader pendant la fête de l’agriculture ou le salon de la bière, en échangeant en fin de soirée des étreintes trop rapidement consommées avec d’insipides amants. Néanmoins, les débuts parisiens d’Alice sont difficiles et elle ne doit sa survie qu’à son courage… et à la rencontre, un jour de printemps, avec le beau Jean, jeune instituteur de son état.
« Il ne s’agit pas d’une promesse d’amour mais déjà d’un repère. Une certitude. Par son baiser, Jean lave mes tourments et il devient celui que j’attendais. Le père, le frère, l’ami, l’amant, l’époux. L’homme qui veillera toujours sur moi. Il ne sera jamais la lueur hésitante, je sais déjà qu’il sera mon avenir. Partout. Tout le temps. Dans les endroits hostiles comme en bordure des noirs silences. » (p.50-51)
Ce nouvel amour permet à Alice d’apaiser le manque de sa mère, qui, depuis le renoncement d’Alice à la morne vie toute tracée qu’elle lui promettait, refuse de lui parler.
Néanmoins, une petite Charlotte plus tard, le mariage d’Alice et de Jean est l’occasion de réunir tous les membres épars de la famille. Mais la révélation de la mère d’Alice à sa fille quelques jours après fait voler en éclats ce qui restait de lien ténu.
« Une vérité qui jaunit mon passé, qui pulvérise mon présent et mon avenir. Mon cœur se souvient et mon cœur se répand. Il n’est plus qu’un gigantesque désert. » (p.91)
Alice s’enfuit de nouveau, abandonne mari et enfant pour échapper au fatum d’une tragédie dont elle n’imaginait pas en devenir le personnage principal.
« Même si j’ai choisi de disparaître, je ne les remplacerai pas. Jamais. Jean et Charlotte ne le sauront pas mais mon existence ne sera plus qu’une longue veille parallèle et silencieuse. » (p.116)
Peut-elle échapper à ce destin qu’elle n’a pas choisi ? Quelle terrible révélation sa mère lui a-t-elle faite pour ruiner l’équilibre d’une nouvelle vie familiale durement acquise ?
« Je le sais déjà, ma douleur ne connaîtra plus de trêve. » (p.108)
Quel superbe et terrible roman que ces Corps conjugaux que nous propose Sophie de Baere. Le récit de vie d’Alice, de son enfance à sa vieillesse, à travers des dates clés, est bouleversant. Parlerais-je de récit initiatique ? Je pense que oui : Alice vit de multiples épreuves, tant heureuses que malheureuses, et sa vie est une mise à l’épreuve sans qu’à aucun moment l’écrivaine ne tombe dans le pathos ou le cliché. La pudeur du quotidien est le garde-fou de cette héroïne discrète que la vie malmène.
« Mon visage en crue tremble sous mes phalanges et je rejoins un chagrin froissé. Crachin qui traverse les parois, détraque et renverse. » (p.296)
Très beaux destins de femmes, d’épouses et de mères également dans ce récit : il y a bien évidemment celui d’Alice, mais aussi, en filigrane, celui de sa sœur Mona et de sa mère Silvia. Une grande importance est accordée au cheminement de Charlotte à partir de ses dix ans, une fois sa mère partie du domicile familial : comment se (re)construire lorsque votre mère vous a abandonnée ? Quelle part de fatalité dirige nos vies ?
Sophie de Baere donne à voir la polyphonie de la femme dans toutes les identités qu’elle acquiert au fur et à mesure de sa vie. Les dissonances sont parfois stridentes et douloureuses, mais la recherche d’harmonie, continuelle, peut être espérée.
« Le grand amour ne passe pas. Il continue de battre en chacun de ceux qu’il a élus, tapi tout près du cœur. Jusqu’à la fin. » (p.292)
Les Corps conjugaux est un roman sublime, une tragédie du quotidien dans laquelle la femme sacralise tous les rôles qui sont les siens.
Les Corps conjugaux, Sophie de BAERE, éditions JCLattès, 2020, 330 pages, 19€.
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