
Deux ans après Les corps conjugaux, Sophie de Baere publie en cette rentrée d’hiver 2022 Les ailes collées, et on retrouve avec un immense plaisir l’élégance de sa plume au service d’un roman, à bien des égards, poignant.
Nous sommes au printemps 2003. Paul célèbre en petit comité son mariage avec la belle Ana, enceinte de leur premier enfant. Elle irradie, et lui savoure ce bonheur à la fois promis et prometteur. Alors que le repas s’achève, la surprise organisée par Ana est révélée à Paul : elle a convié tous ses anciens amis qu’elle est parvenue à retrouver, dont un certain Joseph Kahn. Pour le marié, c’est un coup de tonnerre : vingt ans qu’il n’avait pas revu Joseph, ce drôle de garçon qui avait marqué son année 1983 de splendeur et de tourment. Alors, sa réapparition, inattendue, ravive des sentiments que Paul pensait avoir oubliés…
« Le battement du cœur reprend là où il s’était interrompu presque vingt ans auparavant. […] L’amour comme une partition inachevée et inachevable. » (p.375)
En effet, quand Paul rencontre Joseph sur une plage de la côté atlantique, l’alchimie entre les deux garçons est évidente. Lui, l’ancien bègue qui a toujours peiné à se lier d’amitié avec les autres enfants, jubile : sa rencontre avec Joseph est l’évidence.
« Avec le drôle de garçon, Paul pouvait être vrai. » (p.55)
Fasciné par le mode de vie libre de son ami et son aisance à se frayer dans le monde, Paul s’épanouit progressivement. Il faut dire que le cadre familial n’est pas propice à un bonheur éclatant : Blanche, sa mère, meurt dans l’alcool l’abandon tacite de son chirurgien-dentiste de mari. Ce dernier, Charles, se tient aussi souvent loin que possible du foyer conjugal. Chacun fait pourtant bonne figure, érigeant sur son visage le masque poudré de la bienséance bourgeoise.
« Des jours et des jours à se dire que rien ne doit déborder. Des jours et des jours où tout déborde. Mais il ne fallait surtout pas se plaindre. […] On doit avoir l’air heureux quand on est beau et riche. » (p.26)
C’est à Joseph que Paul a envie de confier tout cela : la solitude, la tristesse de la maison, la passion pour la danse et le piano. Après tout, c’est ce que l’on fait avec un ami, non ? Mais lorsque l’affection entre les deux adolescents prend une autre tournure, le bonheur tout juste naissant de Paul vole en éclats.
« alors qu’il l’attendait depuis si longtemps, l’amour lui était tombé dessus. Mais pas comme il l’imaginait. Pas du tout. A présent, Paul n’avait plus qu’à contempler la dépouille de son existence et de ses certitudes passées. » (p.129)
Harcèlement, brimades… rien n’est assez pour le torturer. Joseph, lui, a la possibilité de fuir alors que Paul doit faire face à ses nouveaux ennemis. Il aura fallu d’un seul pas (loin d’être faux, sauf pour l’époque…) pour déclencher l’ire de la populace.
« Paul vivait sa vie d’élève, de grand frère, de fils et de souffre-douleur, mais au fond, il sentait bien qu’il ne vivait plus vraiment. Il se contentait de regarder pousser la poussière. » (p.170)
A la fois saisi par la fulgurance de cet instant avec Joseph et anéanti par toutes les conséquences de cet abandon évident, Paul peine à se reconstruire. Un cheminement long, douloureux et une rémission qu’il pensait acquise. Quête et reconstruction de soi, le sacrifice n’est pas loin… Jusqu’à la réapparition de Joseph.
« Paul est en train de réaliser avec douleur qu’il est faux de dire que le passé, c’est le passé. En réalité, les souvenirs contiennent déjà l’avenir ; ils s’y diluent et, de leurs yeux rouges et mouillés, le colorent. L’avenir n’est pas une page blanche. » (p.277-278)
Peut-on échapper à son passé ? L’amour peut-il s’affranchir du genre ? Peut-on réécrire son histoire présente à la lumière du passé, ou en l’annihilant ? Comment en arrive-t-on à rester englué dans les drames du passé, se privant (ou étant privé) de tout envol possible ?
Sophie de Baere donne corps et chair aux tourments adolescents puis adultes, aux non-dits, ici sublimés en de courts chapitres. Le silence, qui musèle nombre de protagonistes, est un personnage à part entière : celui qui tait la solitude, l’acharnement, le désir, le regret… Quand les choses se disent, c’est à demi-mots, et les gestes suppléent les aveux les plus douloureux.
« Planté face au retour brutal de la mère sur elle-même, il se dit que sa petite existence est pareille à ce ressac. Depuis sa naissance, elle ne cesse de se fracasser à une réalité aussi dure que ces brisants, éternel-et-vient qui grossit sa peine et ses regrets comme la houle gonfle à l’instant l’écume des vagues. » (p.346)
Histoire de vie, d’amour et d’amitié d’un gosse que la vie n’épargne pas, elle dit le sacrifice que l’on peut faire au nom des siens, pourvu qu’en eux brille une étincelle de bonheur, même fugace.
« Parce qu’il l’a compris : une norme, ça se crée par inadvertance. Ça n’a pas de réelle nécessité. Et même, ça peut être ce qu’il y a de plus minable. » (p.274-275)
Sophie de Baere excelle à narrer les drames des petites gens ordinaires, transformant avec délicatesse leur destin en une tragédie on-ne-peut-plus réaliste. De là naissent des héros de papier, que l’on n’oublie pas, et que l’écriture sublime…
Les ailes collées, Sophie DE BAERE, éditions JC LATTES, 2022, 382 pages, 20€.
Quand les souvenirs remontent à la surface… je ne connais pas cette auteure.
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Je t’invite à commencer avec « Les corps conjugaux » : sublime !!!
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Merci pour ton conseil !
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