A dévorer !

« La Deuxième femme », Louise Mey : l’emprise féminicide ou des mots sur les maux dans les foyers conjugaux

Sandrine n’a guère eu de chance dans sa vie : enrobée, les cheveux raides et et filasses, disgracieuse, elle hait son physique. Ses parents l’ont, pendant toute sa jeunesse, privée de l’amour qu’elle aurait dû avoir. Pire, son père n’a eu de cesse de l’insulter, de lui faire sentir son inutilité, d’aller jusqu’à la frapper. Alors, lorsqu’elle a pu prendre son indépendance, elle l’a fait, coupant définitivement toute relation avec eux.

La deuxième femme

Sa nouvelle vie est monacale. Redoutant le regard critique des autres sur elle, elle censure tout petit plaisir qu’elle pourrait s’octroyer, même le plus anodin, comme se promener seule les douces soirées de printemps ou rejoindre ses collègues pour déjeuner.

Mais, lorsqu’elle découvre à la télévision un fait divers terrible non loin de chez elle, elle se décide à participer à la marche blanche qui doit honorer la disparition mystérieuse d’une jeune mère de famille, dont les vêtements ont été retrouvés brûlés dans un champ mais dont le corps demeure introuvable. Sur les lieux, elle tombe nez à nez avec l’époux et l’enfant. Pour elle, le coup de foudre est immédiat. Lui ne mettra que peu de temps avant de la retrouver et de lui faire une cour dans les règles. Aux yeux de Sandrine, elle devient femme : on l’aime, enfin.

Il lui propose d’emménager avec lui et son fils, Mathias, un enfant taiseux étonnement dépourvu de toute la fougue enfantine que l’on attendrait de lui. Mais Sandrine est heureuse : avec ses deux hommes, elle a sa famille, dont elle rêvait tant.

Néanmoins, « l’homme qui pleure », ainsi nommé par Sandrine lors de sa rencontre au cours de la marche blanche, laisse peu à peu place à M. Langlois, un homme autoritaire et misogyne, qui ne tolère pas qu’on le défie, qui exige qu’on le satisfasse, qu’importe le recours à la force ou à la violence. Sandrine est aimée, pense-t-elle, alors elle obéit, se soumet, se tait.

« Elle met la chemise de nuit qu’il lui a offerte. Il insiste pour qu’elle la porte. Elle, elle veut lui faire plaisir. Elle ne dit pas que la chemise est trop courte, taillée pour un corps qui ne serait pas le sien, que le tissu synthétique la colle, qu’elle se lève le matin les épaules cisaillées par les bretelles trop fines. Il insiste, alors elle la porte. » (p.8)

La réapparition miraculeuse de la première femme, Caroline, bouleverse le nouvel équilibre familial : privée de mémoire, elle tâtonne à faire jour sur ce qui lui est arrivé. Les passeports et les nombreux billets d’argent cachés que retrouve Sandrine lui révèle une évidence : Caroline voulait fuir avec Mathias, partir loin de son mari.

Caroline a-t-elle été victime d’une tentative de féminicide ? Sandrine est-elle en danger à son tour ? Peut-elle décemment accepter d’être violée chaque soir, de dormir à terre à côté du lit, d’avoir sa tête écrasée dans la purée du dîner ? A quel moment la spirale infernale a-t-elle réellement commencé ? Que faudra-t-il pour l’arrêter ?

« Il fait un pas vers elle et la claque part d’un coup, elle ne comprend même pas ce qui se passe ; ce n’est pas tant la douleur qui l’étonne, c’est le bruit, et puis la familiarité de la brûlure, la connaissance intime qu’elle a de cette douleur qui arrive juste après l’étonnement, une chaleur mauvaise et étrange. Quand son père frappait c’était après les cris, elle voyait arriver, elle savait ; là il a simplement répondu comme ça. » (p.188)


La Deuxième femme est, vous l’aurez deviné, un roman très fort sur l’emprise d’un homme dans le couple : « l’homme qui pleure » laisse progressivement place, une fois sa proie alpaguée par de jolis propos, à M. Langlois, un prédateur machiste, violent, dominant et contrôlant auquel Sandrine ne peut plus échapper. Si Caroline, la première femme, a réchappé à un féminicide en bonne et due forme, Sandrine y est, jour après jour, sciemment conduite. Les menaces et les coups alternent avec les caresses et les mots doux : un chaud et froid constant qui paralyse Sandrine et la prive de tout esprit d’initiative. Même – et surtout – du plus vital : celui de fuir.

« Elle redoute ces soirées où il n’y a pas de bonne réponse, pas d’attitude appropriée, où ce test qui ne dit pas ses règles la voit chaque fois perdante. Ensuite, il crie, il s’énerve, il soupçonne, il l’accuse, elle dort par terre, il la suit, ça dure des jours, plus de jours à chaque fois, où elle attend que M. Langlois qui la traite de grosse salope de truie prenne des vacances et que l’homme qui pleure revienne. » (p.201)

« S’ébrouer, c’est souffrir. Sandrine a appris à chercher la sécurité dans l’immobilité et le silence, le renoncement. » (p.277)

Louise Mey crée une progression glaçante dans l’horreur et dans le mécanisme des violences domestiques. La Deuxième femme est un roman qui sonne ô combien juste en ce mouvement de révolte grandissant contre les féminicides. Le style narratif de l’auteur, bien particulier dans la mesure où les paroles des personnages sont presque intégrées au récit sans marque typographique particulière, permet une emphase encore plus grande pour chaque geste, chaque mot.

Ce roman est essentiel pour qui ne comprendrait pas l’urgence de soutenir ces femmes de l’ombre, du quotidien, muselées par un compagnon manipulateur, vengeur, destructeur.

« Que, peut-être, la suite logique, c’est qu’il ne se calmera plus que quand elle saignera. » (p.221)

Pour finir, malgré toute l’horreur que l’on découvre au fil des pages, ce roman reste beau pour les portraits féminins touchants qu’il offre et pour l’audace de mettre des mots sur les maux dans les foyers conjugaux.


La Deuxième femme, Louise MEY, éditions du Masque, 2020, 333 pages, 20€.

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