
Marie, Amandine, Isabelle, Claudine. Quatre jeunes filles de dix-sept ans et quatre temporalités respectives, à savoir 2009, 1990, 1973 et 1937.
« On se sent immortels et puissants quand on a dix-sept ans. Le champ des possibles qui s’étend là devant est immense. » (p.9-10)
Mais, pour elles quatre, un même été, une même histoire : celui de deux mois de travail sur Paris, après avoir brillamment réussi leurs examens dans leur ville natale de Bourges. Si Claudine travaille en tant que sténodactylo, les trois autres officient dans un bar en tant que serveuse, sous la coupe bienveillante du chef de rang. Pour se loger, rien de plus aisé : un couple d’amis des parents s’est proposé d’héberger la jeune fille. Elle travaille dans la production audiovisuelle ; lui est journaliste. Un milieu bourgeois confortable dans lequel Marie / Amandine / Isabelle / Claudine peine à être à l’aise : si l’épouse est chaleureuse et enjouée, le mari est taciturne, froid, distant.
Pas pour longtemps hélas : il suffit d’une nuit pour que le destin de la jeune fille, toutes époques confondues, bascule dans le drame.
« Une résistance timide, ridicule, qui a déjà renoncé, qui a lâché prise, qui se résigne. Une résistance inutile qui attend seulement la fin. » (p.60)
Un assaut répété nuit après nuit, une terreur de tous les instants, une emprise psychologique dévastatrice à laquelle il est impossible d’échapper. Même les promenades pour lire au Père Lachaise, même la sollicitude des collègues ne peuvent dérider la victime.
« La nuit, chaque nuit, elle est son jouet. Elle a pris le parti de s’extraire de son corps, de le regarder de loin comme si elle n’était pas vraiment là, d’espérer le matin, sans proférer un son, une parole ou une plainte. Elle a pris le parti du silence. » (p.109)
De retour à Bourges, les parents sont circonspects face à l’attitude de leur fille. Elle, si bien élevée ; elle, dont on attend une distinction propre à leur classe sociale, se mure dans le silence, la fuite. Snobisme naissant ? Histoire de cœur laissée à Paris ? Les hypothèses vont bon train. Mais lorsque les deux mois d’assauts sauvages livrent une toute autre conséquence inattendue, c’est plus que les parents ne peuvent supporter : l’innocence de leur fille a été bafouée ! Elle s’est mal comportée et elle doit payer pour sa débauche car la famille ne saurait accepter une telle infamie, une telle honte.
« On croyait l’avoir bien éduquée, pourtant ! Elle était censée être pure, raisonnable, sage, innocente. Et voilà, la première porte qui s’ouvre sur la liberté la précipite du côté des filles perdues et elle souille de honte toute la famille. » (p.152)
De victime ignorée par ses proches, Marie / Amandine / Isabelle / Claudine devient coupable. Et son crime, elle doit l’expier… La « bête » en elle ne peut que livrer quelque chose de mal…
« Elle doit cadenasser la bête en elle. La museler. La rendre inexistante, la tuer dans l’oeuf. Elle ne sait pas comment elle va s’y prendre, mais c’est ça qu’il faut faire. Calfeutrer la rage, au plus profond, masquer, déguiser, farder faire tout ce qu’il faut pour que les autres ne s’aperçoivent de ce qu’elle est en vrai. » (p.123)
De chapitre en chapitre, nous passons d’une héroïne à l’autre, en enchaînant la narration « d’épisode en épisode ». C’est dire que ce qui arrive à Amandine en 1990 par exemple n’est qu’un triste bis repetita du vécu de Claudine en 1937. Preuve de l’immobilisme des mœurs, notamment bourgeoises, prisonnières du qu’en dira-t-on et des apparences.
« Au début, ça lui crevait le coeur, elle avait les larmes qui poussaient sous ses paupières, à chaque fois, le souffle coupé d’être ainsi rejetée, haïe en quelque sorte. » (p.177)
Chronique intemporelle également sur le viol, impuni de génération en génération. Enfin, le récit de Camille Lysière livre une profonde réflexion sur l’avortement, perçu différemment selon les époques, entre les faiseuses d’anges de l’avant-guerre et la loi Veil de 1975. La liberté à disposer de son corps est douloureusement questionnée, et se double de l’émouvante thématique de la maternité adolescente, subie et honnie.
Au final, Camille Lysière livre une même histoire, démultipliée en quatre ancrages historiques. Et ce constat, dramatique : rien hélas ne change vraiment dans le temps face à l’ignominie subie au quotidien par tant de jeunes filles ou de femmes anonymes. Car, ce que dit l’écrivaine, c’est que ces drames peuvent arriver à n’importe quelle femme. Et, loin d’être considérées comme des victimes, trop souvent elles sont considérées comme fautives et alors s’emmurent dans un mutisme absolu. Une culpabilité morale théorique dont on ne peut que s’offusquer, encore aujourd’hui.
Un manifeste littéraire romanesque saisissant.
La bête en elles, Camille LYSIERE, éditions EYROLLES, 2021, 275 pages, 16€.
Note : On signalera des coquilles orthographiques (« c’étaiS » p.186 ; « les potentiels mouvement » p.197)
Ce machisme qui dure et dure encore au 21ème siècle… Quelle horreur ! Et pourtant, combien de jeunes femmes se sont « fait avoir » par ces sales types… heureusement, #me too est enfin arrivé, et les punitions tombent, malgré les vies brisées des filles ! Ce livre semble édifiant !
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Il l’est ! Triste constat que des situations se répètent et que des crimes demeurent impunis…
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