A croquer

« Les chiens de faïence », Thomas Louis : le suicide, une histoire de famille (Rentrée littéraire 2021)

La famille Dugast est une famille comme il en existait auparavant, mais devenue denrée rare aujourd’hui. De fait, imaginez, dans un seul hameau, les grands-parents maternels, les grands-parents paternels, les parents et les enfants, chacun vivant à moins de cent mètres les uns des autres. Une généalogie vivante et séculaire pétrie d’un archaïsme certain, tant les mœurs familiales sont engluées dans un pragmatisme simpliste.

Seulement, dans ce havre de tranquillité que l’on pourrait qualifier d’absolument insipide, l’insolite peut naître. Ainsi, la famille Dugast fait parler d’elle pour une étrange raison : il semblerait qu’une étrange malédiction rôde. De fait, tout commence par le suicide du grand-père maternel. Rien ne laissait pourtant augurer une quelconque inclination pour cet acte, que chacun peut imaginer isolé et unique. Que nenni : peu de temps après, au tour de la grand-mère maternelle de mettre fin à ses jours, sans qu’aucune raison ne soit donnée. Et d’enchaîner du côté paternel…

« Déployant tous les aspects de la réalité, les Dugast mourraient un par un, les uns à la suite des autres, suivant l’implacable logique de l’âge. Une sorte de maladie. Uniquement par le suicide. C’était comme si, méthodiquement, chaque membre de la famille devait partir par ses propres moyens. » (p.11)

La famille se décime progressivement, et les survivants, à savoir les parents et les enfants, de se questionner : pourquoi ces morts successives ? Y a-t-il une fatalité à l’œuvre au-dessus de leur tête ? Si oui, le père Dugast est-il le prochain ? Christophe, le fils de presque dix-huit ans, peut-il espérer y échapper ?

« Ça y était, l’événement mortuaire était devenu un compagnon. Ils mouraient tous, et tous étaient frappés. » (p.76)

Car c’est à travers lui que cette funeste épopée familiale est perçue. La mort, Christophe la tient à bonne distance. Dans la famille Dugast, on ne s’épanche pas.

« Dans sa famille, chacun des membres taisait tout jusqu’à lui-même, entre eux-mêmes. » (p.26)

« Le véritable problème de sa famille était peut-être ici : avoir toute la matière pour se parler mais ne pas le faire. » (p.45)

Et, de façon plus radicale, on accepte le destin, quel qu’il soit. Or, Christophe ne peut s’empêcher de rêver d’un ailleurs. Certes, il n’a aucune qualité particulière pour se distinguer, mais rester englué dans son quotidien morose ne le séduit guère.

« Il n’avait jamais questionné ses goûts, ses envies, ses ambitions. Il se contentait de faire lanterner dans la vie son corps mollasses et sans défense. » (p.126)

La vague des suicides de ses aïeux devient donc le prétexte pour réfléchir à une possible fuite pour échapper à la menace familiale. Qui sait : peut-être sera-t-il sauf des pulsions suicidaires familiales ?

Il trouve refuge à Paris, chez une amie de sa mère.

« La gorge comme une lame, il lui raconta l’histoire, la malédiction de la mort, l’étouffement familial, la sensation de l’étranger par rapport au cercle, les morts, et la peur d’être l’un des prochains sur la liste. » (p.191)

En peu de temps, Christophe expérimente la ville et l’amour. Un parcours d’apprentissage en accéléré, puisque ses racines ne tardent pas à le rappeler malgré lui : son destin est-il donc scellé à l’emprise familiale ? Que faut-il pour échapper au déterminisme, qu’importe que celui-ci soit social ou culturel ?

Récit curieux, récit insolite, récit bien pensé, Les chiens de faïence brille par son originalité en évoquant les suicides successifs dans la famille Dugast pour mieux questionner, tout justement, nos liens avec les nôtres. Des liens parfois taiseux, parfois tourmentés, parfois exaltés. Prétexte narratif, la volonté de Christophe d’échapper au suicide est doublée du désir de s’extraire de son milieu, de vivre un « autrement » ailleurs, même si cela relève d’un « peut-être ».

Le premier roman de Thomas Louis demeure inclassable une fois sa lecture faite. On a du roman de terroir par la description savoureuse d’une famille engoncée dans des traditions vieillottes ; on a du roman social avec la réflexion sur le déterminisme qui peut nous figer et auquel on peut vouloir échapper ; enfin, le roman d’apprentissage n’est pas en reste avec la « montée » sur Paris pour espérer y réussir, fort de rêves naïfs. Le tout est mené par une écriture dont la prose n’a pas l’âge de son écrivain (29 ans) : un art de la formule que des auteurs du XIX ou du XXème siècle ne renieraient pas.

En d’autres termes, on frôle l’Objet Littéraire Non Identifié, et cela est, à bien des égards, délectable !

Les chiens de faïence, Thomas LOUIS, éditions de LA MARTINIERE, 2021, 296 pages, 18€.

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