A dévorer !

« La belle famille », Laure de Rivières : apparences trompeuses

Lorsque Manon Jackson accepte de devenir la baby-sitter des cinq enfants de la famille Leprince, elle ne se doute aucunement de ce qui l’attend. Certes, elle avait bien vu lors de leur rencontre l’épuisement d’Agnès, la mère de famille, tout juste rentrée d’un mystérieux séjour à l’hôpital. Mais pour elle, il s’agissait de la fatigue bien légitime d’une femme dépassée par la logistique domestique d’une famille où le père, Thierry, est celui qui travaille pour assurer aux siens le confort rigoureux d’une vie traditionnelle, entre prières et cours dans des établissements privés hors-contrat.

« Les femmes aux fourneaux, les hommes au boulot, c’est la tradition dans sa famille, que voulez-vous, et ce qu’un Leprince veut… Dieu le veut ! Avec un peu de bonne volonté et en y mettant du cœur, on y arrive, vous verrez… » (p.15)

« Mais tout ça n’est rien par rapport au fait d’avoir une belle famille, n’est-ce pas ? » (p.17)

Quand Agnès « quitte » les siens, le désarroi est absolu. Ce qui n’était qu’un petit job pour Manon devient une nécessité pour l’homme esseulé : la jeune fille d’à peine vingt ans pallie l’absence de la mère de famille. Ses débuts sont tâtonnants, mais, se sentant investie d’une mission auprès des cinq enfants qu’elle aime tant, Manon se livre à corps perdu dans cette vie de famille à reconstruire. Elle tente de compenser les colères et la froideur de Thierry Leprince par une affection chaque jour plus grande pour Luc, Gabrielle, Blandine, Constance et Mathilde.

« Je vivais les choses comme elles venaient et, par instinct, je laissais faire et allais là où je me sentais le plus utile. Je m’attachais aux enfants, je les trouvais fracturés, abîmés, tristes et beaux. » (p.74)

La présence de Manon, sculpturale métisse, ne fait pas l’unanimité auprès de la famille de Thierry : Élisabeth Leprince, sa mère, se drape dans son ascendance aristocratique pour mieux mettre à distance celle qu’elle juge comme une parvenue sans manières et sans savoir-vivre.

La jeune femme passe outre : seul compte la reconquête de la joie de vivre de ses petits. Loin d’être insensible, le père de famille se rapproche de la nounou, à la grande joie des enfants, mais au grand dam de ses parents. Le paraître compte tant qu’il s’agit d’officialiser à tout prix cette nouvelle idylle.

« Cette simple pensée me fait frémir d’horreur. La pensée de l’avoir pour belle-fille, je veux dire. » (p.138)

Si Manon est au début charmée par la fougue de Thierry Leprince, elle ne tarde pas à désenchanter : ses emportements sont aussi soudains que ses élans amoureux. Ses colères, terribles, l’amènent à prendre des décisions aussi radicales qu’insensées. Dix fois au moins il met à la porte Manon, pour la rappeler peu de temps après. Toujours c’est à elle de s’excuser.

« Comme si, avec Thierry, le bon cachait toujours le pire. » (p.189)

« Il avait mis au point tout un nombre de règles auxquelles il fallait se conformer, et je pensais que les respecter me protégerait de ses accès de colère. » (p.206)

Peu à peu, on comprend que Thierry Leprince, sous son apparence de gendre idéal, est en fait un monstre domestique : il manipule Manon à l’envi, se montrant tour à tour aussi adorable qu’abject. Chantage odieux, menaces : tout est bon pour faire souffrir la jeune femme. Pourtant, toujours elle pardonne, toujours elle revient. Le lien qui l’attache au pervers narcissique semble de fer.

« Il a besoin d’elle pour asseoir un pouvoir qu’il n’a sans doute pas ailleurs. Il a besoin d’elle pour exister, pour avoir du relief, pour avoir un impact. » (p.172)

Manon s’étiole, s’efface, s’oublie, devient l’ombre d’elle-même : est-elle en train de vivre à son tour le destin funeste d’Agnès ? Quel danger représente Thierry Leprince ? Et les enfants, eux, victimes collatérales et marionnettes de leur père, à quel avenir sont-ils promis ?

« J’étais comme une noyée devant un radeau qui s’éloigne, si je perdais mes enfants, je perdais tout : j’avais non seulement raté mon mariage, mais aussi raté ma famille. J’étais démunie, je perdais confiance et j’avais peur. Peur des colères de Thierry, peur d’être seule, peur d’être trahie, peur de tout perdre, peur de tout perdre, après tout ce chemin. » (p.233-234)


Laure de Rivières livre un récit glaçant sur l’emprise psychologique d’un père de famille sur ses enfants et sa compagne. Elle dénonce l’aveuglement de sa mère, entièrement soumise à l’étiquette d’un monde quelque peu suranné.

« Il est inventif dans le mal qu’il peut faire, il n’a plus de limite. Il joue avec moi comme un chat avec une souris qu’il va dévorer. Mais il aime me voir agoniser. Mes larmes l’hydratent, ma peur le galvanise. Et je lui offre ce spectacle en pâture, pour protéger les enfants. » (p.347-348)

La tension, ménagée au début du roman, monte crescendo, et les indices de la situation initiale relative au couple Agnès-Thierry deviennent pleinement signifiants au-fur-et-à-mesure de la réalité (terrible) que découvre Manon.

On sera sensible à la thématique maternelle qui tisse le texte : qu’il s’agisse d’Agnès la mère martyre, Élisabeth la mère indulgente ou Manon la « mère » courage, toutes ces figures soulignent le dévouement, le sacrifice de soi au nom de ceux que l’on aime. Jusqu’à tout pardonner ? Jusqu’à accepter le pire ? Là est la question, doublée d’une intéressante réflexion sur la religion.

Le roman, polyphonique, permet de multiplier les points de vue sur une même histoire. Une richesse narrative certaine qui donne une épaisseur psychologique redoutable à chacun des personnages. Le dernier chapitre, d’ailleurs, assumé par Blandine, est déchirant, inattendu et bouleversant. D’une justesse terrible…

Roman domestique redoutable, La belle famille est à découvrir absolument pour sa qualité tant thématique que littéraire.


La belle famille, Laure DE RIVIÈRES, éditions FLAMMARION, 2022, 396 pages, 21€.

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