A dévorer !

« Une bête au Paradis », Cécile Coulon : terre charnelle

Ce n’est que maintenant, et après avoir lu Seule en sa demeure en septembre dernier, que je découvre LE roman qui a fait connaître la talentueuse Cécile Coulon. Bien évidemment, nombre d’entre vous connaissent certainement ce récit, ô combien remarquable et donc justement remarqué et encensé. Ma chronique sera donc brève mais j’espère qu’elle fera honneur à la plume si identifiable (et délectable) de Cécile Coulon.


Émilienne règne en reine sur son domaine, la ferme du Paradis. Veaux, vaches, cochons et volailles constituent son quotidien, âpre, rude. Mais ce lieu, c’est le sien, viscéralement, et son amour de la terre, elle l’offre en prenant sous son toit Louis, jeune commis de ferme que le père rosse de coups à son retour le soir. Un jour que le jeune homme revient à la ferme plus mort que vif, Émilienne scelle son destin de la plus heureuse des manières en lui proposant de rester avec elle.

Le Paradis, terre d’accueil funeste ? Lorsque Émilienne se retrouve chargée de ses deux petits-enfants, Blanche et Gabriel, parce que sa fille Marianne et son gendre Étienne ont trouvé la mort dans un terrible accident de voiture, la vie reprend avec un nouvel élan à la ferme. Elle ne cède rien aux petits et les mène avec une certaine dureté, tout en essayant d’insuffler son amour de la terre à Blanche, comme si ce domaine était un legs à chérir et à entretenir de génération en génération.

« Tenir les bords du Paradis comme on retient une portée de chatons dans un torchon humide. Elle traversait l’existence, dévolue au domaine et aux âmes qui l’abritaient. Tout commençait par elle, tout finissait par elle. » (p.51)

Le quotidien s’étire donc, dans une temporalité vague, propre aux récits de Cécile Coulon. Fin XXème ? Les années 80 ? 90 ? De même, si le Paradis est le seul lieu à recevoir un patronyme, les autres sont seulement désignés par « le village », « la ville ». La ferme, lieu névralgique et de l’action et du roman. Nous sommes proches du genre du conte, car de tels choix narratifs pourraient être annoncés par la formule inaugurale intemporelle « Il était une fois… ». Mais conte sanglant…

« Les fantômes qui peuplaient les lieux prenaient toute la place. » (p.19)

Les orphelins grandissent. Louis, de quelques années plus âgé que Blanche, ressent face à elle le trouble propre aux émois amoureux. La jeune fille s’en aperçoit mais jamais ne cède. Celui qui fait battre son cœur, c’est Alexandre, bel adolescent du village prisonnier de la muette admiration de ses insipides parents pour lui. Lui veut conquérir, par son solide bagout et son bel aplomb, le monde du commerce, quitte à user des astuces d’un bonimenteur. Seulement, si cette stratégie fonctionne dans son avenir professionnel, elle voue à l’échec sa relation avec Blanche.

« Il arrive, parfois, que les choses aillent à leur propre vitesse, sans se soucier de ceux qui sont blessés, ou de celles qui le seront bientôt. » (p.88-89)

De fait, le diplôme en poche, les sirènes de la ville appellent Alexandre de leur son argenté. Jamais il ne viendra s’installer à la ferme auprès de Blanche comme elle l’espérait. Par amour, sans doute aurait-il pu faire cette concession ?

« La « vraie vie », disait-il. […] Elle ne pouvait pas le suivre parce que cela signifiait laisser mourir Emilienne, laisser vieillir Louis, laisser souffrir Gabriel. » (p.134)

Plus d’une décennie après, Blanche a pansé les blessures de son cœur. Elle oublie cet amour d’une vie dans le travail, dure, résignée, entière, auprès sa grand-mère Émilienne. Sa vie, elle sera tout entière dévolue à la ferme, cet héritage qu’elle a dans le sang.

« Comment guérir d’un amour vivant ? » (p.139)

Mais Alexandre revient au pays, florissant et épanoui : il a « réussi ». A l’annonce de son retour, Louis voit rouge : son éternel ennemi est de retour, alors que lui est toujours resté dans l’ombre de Blanche, nourrissant son amour à sens unique d’une vie à ses côtés sans jamais la toucher. Blanche, elle, hésite : est-ce là un signe du destin pour tenter de s’aimer à nouveau ? Peut-elle accorder de nouveau sa confiance et son amour à celui qui a été et restera le seul, l’unique ?

« Blanche se préparait, à quoi exactement elle n’en était pas certaine, mais elle se préparait. » (p.189)

« Entendre le prénom d’Alexandre avait réveillé chez elle une bête, créature de désir et de larmes. » (p.191)


Cécile Coulon donne chair, tout du long, à cet amour qui consume Blanche. On sent également toute la retenue qui est en jeu car, dans le monde paysan, on est plutôt taiseux, et les sentiments se révèlent à l’abri des regards, souvent parfois par de simples regards ou un geste inattendu. « La bête » est cette part en soi qui apparaît lorsque la raison n’est plus, ne guide plus rien : et l’instinct primaire de guider l’individu lorsqu’il s’agit de défendre une terre, un domaine, un univers personnel mythologique. Être maître de son passé et de son destin plutôt que de sa raison…

Le récit dit en effet l’amour le plus humble et en même temps le plus farouche, le plus orgueilleux, pour un héritage transmis de génération en génération. On ne pourra qu’être touchés par cette généalogie de femmes fortes, socles de force et de vertu autour desquelles s’appuient ceux que la vie a malmenés.

L’humanité absolue des personnages est le contre-point évident de leur dureté apparente et de leur mutisme affiché. Chaque chapitre, intitulé d’après un verbe à l’infinitif, rappelle qu’en campagne l’action est essentielle, primitive et définitionnelle.

Moi, je terminerais plutôt cette chronique par les substantifs qui me semblent parfaitement résumer ce récit : amour, sacrifice, fidélité, trahison, vengeance…


Une bête au Paradis, Cécile COULON, éditions de L’ICONOCLASTE, 2019, 346 pages, 18€.

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