A dévorer !

« Le carnaval des monstres », Anne-Sophie Brasme : l’envers du miroir

Joachim Kellerman est fasciné par les monstres humains. Par monstre, il entend ceux qui ont un physique disgracieux, des tares ou sont estropiés. Cette fascination est clinique : il compile dans un dossier tous ceux qui acceptent de devenir ses « modèles » photos. Pendant plusieurs mois, les séances s’enchaînent, doublées de longs moments de conversation. Une intimité certaine pour celui qui désire frôler l’horreur humaine au plus près. Afin de poursuivre ses sinistres investigations, Joachim dépose une annonce pour trouver de nouveaux modèles et nourrir sa fresque, son « carnaval ».

« Moi, c’est les êtres humains que je collectionnais. Mon musée à moi était une galerie de monstres. Je rassemblais des visages et des corps. Je chinais dans les asiles, les hôpitaux. Je cherchais des spécimens rares, des merveilles de la nature – ce qui serait à la limite de la disgrâce humaine. » (p.13)

Marica Barbier y répond. Jeune femme de vingt ans et des poussières, elle a quitté la morosité insipide de son foyer familial de Valencienne pour la capitale, après des études de lettres abandonnées. Son refus de lire ne l’empêche pourtant pas de travailler dans une librairie. Triste, sa vie l’est à mourir : peu d’amis, aucun homme dans sa vie, l’annonce de Joachim est peut-être le déclic.

« J’aimais ma laideur. Je l’adorais autant que je la maudissais. » (p.62)

Leur rencontre pourrait paraphraser le célèbre incipit d’Aurélien, d’Aragon : « La première fois que [Joachim] vit [Marica], il la trouva franchement laide. » En effet, le photographe éprouve d’emblée un franc dégoût pour la jeune femme, notamment pour sa désastreuse dentition. Pourtant, il ne peut ignorer les élans de désir ravageur qui le submergent peu à peu. Attiré par la laideur de Marica, le désir de possession dépasse le simple cadre de la focale : l’envie physique perturbe le modus operandi du photographe. De fait, la photo ne parvient progressivement plus à fixer sa morbide attirance : la peinture devient son exutoire, jusqu’à transpercer la toile d’une violence difficile à contenir.

Marica perçoit peu à peu le désir de Joachim : elle imagine que malgré sa laideur, elle devient sous ses doigts une œuvre, qu’il sublime.

« J’étais prêt à entrer en transe, à puiser dans mon aversion tout ce qui me restait de force et de vie pour faire d’elle une œuvre d’art. » (p.70)

Lorsqu’ils deviennent amants, elle se réalise enfin femme. Une « ascension » inespérée pour elle, alors que lui s’enlise dans une spirale obsessionnelle pour Marica, entre fascination et répulsion. Le comportement de Joachim devient monstrueux, car, littéralement, il lui est impossible de nommer ces étranges sentiments qui l’animent : terreur, pitié… Les deux éléments clés qui fondent la tragédie.

« C’est la possession physique qui a tout anéanti, comme si elle avait été l’achèvement de l’œuvre que j’entreprenais. » (p.166)

Alors, quelle tragédie l’artiste est-il en train de créer ? Celui d’une jeune femme entourée de faux-semblants ? Celui d’un homme prisonnier d’une sinistre obsession ?

Et si le monstre n’était pas celui que l’on croit ? Et si l’aspirant démiurge était la source d’un chaos personnel ?


Anne-Sophie Brasme est une écrivaine que j’affectionne absolument. Le carnaval des monstres avait été injustement oublié dans ma bibliothèque. Terrassée par son dernier roman, Que rien ne tremble, il était fondamental que je me ressaisisse de cette œuvre de jeunesse.

Que dire, sinon que de nouveau j’ai été emportée par son écriture, extraordinaire : les phrases claquent. Point de fioritures : le bon choix des bons mots, des formules incisives. La trame narrative est inédite, et on pourrait voir dans cette relation entre un « monstre » et une jeune femme un lien direct avec nombre des premiers romans d’Amélie Nothomb. Anne-Sophie Brasme n’a rien à envier à madame Nothomb : elle crée de la relation entre Marica et Joachim une définition et une identité uniques.

Le roman alterne le récit de Marica et celui fait par Joachim. Ces deux fils narratifs permettent de considérer deux façons de voir une même histoire… et la tragédie de naître de cette dualité. En effet, telle une double énonciation théâtrale, nous sommes les lecteurs impuissants face aux stratagèmes de Joachim ; nous sommes les lecteurs meurtris de l’aveuglement de Marica. La pitié et la terreur sont aussi les nôtres : pitié pour cette jeune femme remplie d’illusions et peu à peu corps malléable par l’artiste ; terreur pour la dépossession mentale (et morale) de Joachim.

« Je pense à moi, à mon échec aussi, à mon illusion. J’avais oublié que j’étais laide. J’avais cru que, parce qu’un homme me désirait, j’étais comme les autres. […] J’aurais pu devenir une femme. Au lieu de cela, je suis devenue la reine d’un sinistre carnaval. » (p.188)

Du grand art littéraire, où la question de la création (littéraire, artistique, identitaire) est pertinemment traitée, doublée d’une passionnante réflexion sur la notion de beauté : qu’est-ce qu’être beau ? Où se situe le curseur de la subjectivité ? La monstruosité n’est-elle pas de juger aveuglement, sans discernement, et de se contenter trop facilement de l’apparence ?

« Mais la laideur, le dégoût que l’on inspire n’est jamais qu’improbable, tant que personne d’autre ne le confirme. » (p.60)


Le carnaval des monstres, Anne-Sophie BRASME, éditions FAYARD, 2005, 225 pages, 17€. .

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