A dévorer !

« Les affinités sélectives », J. Courtney Sullivan : la vie, ses choix, ses émois

Elisabeth, écrivaine de renom tout juste maman d’un petit Gil, a quitté New-York pour suivre Andrew, son mari, afin de lui permettre de réaliser son rêve dans une université proche de ses parents, à savoir inventer et réaliser un barbecue solaire. C’est aussi l’occasion pour elle de redémarrer une nouvelle vie, loin de ses parents, riches à millions mais déconnectés de sa réalité et de ses besoins réels. Seulement, loin de ses repères new-yorkais, pas forcément emballée à l’idée de vivre près de chez ses beaux-parents et désireuse de parvenir à reprendre l’écriture de son troisième livre, Elisabeth peine à trouver ses marques.

« Elle aurait cru qu’à ce stade, elle aurait envie de reprendre le travail. Au lieu de quoi, son ambition n’était plus qu’un vague souvenir qu’elle n’arrivait pas à raviver. » (p.27)

Heureusement, elle trouve une aide secourable en la personne de Sam, sa baby-sitter. La jeune femme est en quatrième et dernière année d’arts à l’université. Son talent, trop classique, l’éloigne de toute carrière d’artiste, mais travailler dans des galeries d’art la comblerait. Ces rêves sont pourtant soumis à réserve : ses parents ne peuvent l’aider financièrement et, loin de la vie dorée de ses amies d’université, Sam doit cumuler les petits boulots, notamment en travaillant au réfectoire de l’université. De plus, sa relation longue distance avec Clive, son petit ami londonien de dix ans de plus qu’elle, n’est pas si fluide qu’il y paraît : si lui espère se marier avec Sam et vivre dans un cottage à la campagne, elle doute. Mais par amour, ne peut-elle pas renoncer à ses ambitions ? L’alchimie est surtout physique, et lorsque Clive la rejoint le temps des vacances ou d’un week-end aux États-Unis, force est de constater que Sam peine à mettre de côté ses doutes…

« Sam l’aimait. Vraiment. Mais parfois, en se projetant, elle se voyait mariée à quelqu’un de plus approprié. Ou bien était-ce sa peur qui parlait ? La voix des autres dans sa tête ? Il fallait écouter ses tripes, disait-on, mais quand Sam tendait l’oreille, elle n’entendait rien, ni dans un sens ni dans l’autre. » (p.129)

L’alchimie entre Elisabeth et Sam est immédiate : la première est charmée par la gentillesse et la spontanéité bienveillante de l’étudiante ; la seconde est admirative de l’élégance de l’art de vivre de ses employeurs.

« Il y avait une pression permanente : être la meilleure, avoir pensé à tout. Sam admirait la décontraction d’Elisabeth sur toutes ces questions. Elle aspirait à lui ressembler davantage. » (p.239)

Et entre elles, Gil, adorable petit garçon fou de sa baby-sitter. Peu à peu, elles se confient l’une à l’autre, mues par l’évidence de leurs affinités : Elisabeth trouve en Sam une confidente, auprès de laquelle elle peut livrer ses doutes quant à son désir d’avoir un second enfant par FIV et ses atermoiements liés à sa propre famille. Sam, elle, peut s’épancher sur sa relation avec Clive. Elle trouve aussi une oreille attentive en la personne de George, le beau-père d’Elisabeth : tous deux partagent les mêmes idées quant à l’injustice de ce monde. La ferveur de George se communique à Sam qui, pleine de bonne volonté, décide d’agir pour abolir les injustices au sein de son université. Mais les combats que l’on mène n’ont pas toujours le résultat escompté, et les conséquences peuvent être dévastatrices…

Sam et Elisabeth voient en l’autre une vie parfaite, idéale, sans doute plus simple. Et pourtant, l’une et l’autre sont confrontées à des choix de vie, de couple, de famille. Entre ambition personnelle et désirs professionnels, chacune fait l’épreuve du doute, des erreurs, de l’aveuglement. Quand le désir d’aider l’autre dans sa vie apparaît, est-ce une bonne idée ? Est-ce que la rencontre de ces vies parallèles, aux jonctions nombreuses, peut être indemne de fracas et de heurts ? Le fantasme de l’une pour la vie de l’autre est-il un miroir inversé des aspirations respectives ?

Elisabeth et Sam cheminent de concert, en proie aux doutes, à des remises en question de leur identité, de leur classe sociale. Elles trouvent une oreille attentive en l’autre, mais quelles sont les limites à l’empathie ? Sous couvert de bienveillance, peut-on commettre des erreurs ?

« Mais quand elle repensait aux choses qu’elle s’était dites toutes les deux, elle ne savait pas trop par quel bout aborder le problème. C’était tellement à vif, tellement abominable. » (p.518)


Coup de maître pour ce premier roman de J. Courtney Sullivan ! Dans une narration menée de façon alternée entre Elisabeth et Sam, elle donne à lire deux vies de femme à un point de bascule : le nouveau rôle de mère pour Elisabeth, qui ne souhaite pas s’affranchir de son statut premier de femme et d’écrivaine ; la fin de l’ère étudiante et la perspective de la vie de couple pour Sam. Toutes deux doivent concilier envies réelles et impératifs extérieurs : comment s’affranchir des attentes qui pèsent sur elles ? Comment revendiquer leurs vraies aspirations ? Entre indépendance assumée et concessions sociales, le récit nous offre deux beaux portraits de femmes tiraillées par un souci de justice personnelle et altruiste.

« Comment était-il possible d’être heureux avec quelqu’un à un instant, et être mortifié celui d’après ? De se sentir à la fois femme tout en ayant l’impression d’être une gamine stupide ? Est-ce que cela finirait par s’arranger ? » (p.144)

J. Courtney Sullivan parvient à créer une fantastique fresque féminine et amicale sur une année dans la vie de Sam et d’Elisabeth, entrelacée sur le motif du cheminement individuel et des points de rencontre fusionnels.

« Aucune autre année n’aurait pu les rapprocher autant ni les conduire à une brouille aussi spectaculaire. » (p.535)

Ce que l’on est, ce que l’on voudrait être ou devenir, ce que l’on ne sera peut-être jamais ou ce que l’on deviendra sûrement… Les affinités sélectives questionnent avec talent ce vaste et merveilleux champ des possibles.

« Manifestement, c’était toujours comme ça dans la vie. Trop à faire, ou pas assez, mais jamais la bonne dose. » (p.277)


Les affinités sélectives, J. Courtney SULLIVAN, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Caroline Bouet, éditions LES ESCALES, 2022, 553 pages, 23€.

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