
Sonia travaille aux archives de sa ville. Cantonnée à des tâches répétitives et rébarbatives, elle comble son ennui en surfant sur le net dès qu’elle le peut. Elle arrive ainsi sur un forum littéraire, où elle fait la rencontre virtuelle de Knut, un mystérieux homme à l’étrange réputation sur le Net.
« Que sait-elle de lui ? Bien peu de choses, en réalité. » (p.22)
Malgré la mise en garde de l’une des figures de proue du forum, Sonia décide d’accéder à la demande de Knut, à savoir lui envoyer des livres en échange d’une seule photo.
« Mais pourquoi moi ? lui demande-t-elle. Elle ne lui donne rien en échange. […] Par ailleurs, il est faux de dire qu’elle ne lui donne rien. Sonia lui écrit, partage avec lui ses opinions, lui raconte des détails sur sa vie ; en échange, il lui envoie quelques livres. » (p.31)
Contre toute attente, cette première démarche ne débouche pas sur des propositions salaces. Au contraire, sans rien vouloir en retour sinon une correspondance assidue dans laquelle Sonia doit répondre aux mille et une questions de Knut, le mystérieux expéditeur lui envoie progressivement des colis de plus en plus fournis. Plus étrange et dérangeant encore, Knut se targue de voler tout ce qu’il lui envoie, sans jamais se faire prendre.
« Des titres qu’elle demande, mais surtout des titres qu’il suggère ou dont il pense qu’elle doit les lire, sur-le-champ. […] Il assume le rôle de guide littéraire et elle se laisse diriger avec plaisir. » (p.29)
Sonia peine à honorer tous les livres qui lui sont envoyés. Pire, au-fur-et-à-mesure des mois, Knut élargit le champ de ses envois et leur valeur : parfums, chaussures, sous-vêtements, vêtements… La jeune femme ne sait où cacher tout cela, et comment éviter que son fiancé puis mari ne découvre cette étrange correspondance.
« L’enthousiasme a laissé place à une désagréable sensation de perte de contrôle. » (p.45)
Et c’est là que l’ambiguïté de la relation entre Sonia et Knut demeure : Sonia se lasse progressivement des assauts épistolaires de l’homme, et pourtant elle est consciente de tous les apports culturels qu’il lui offre. Mais est-ce suffisant ? N’y a-t-il pas un décalage criant entre la générosité excessive, jusqu’à la frontière de l’intime, de Knut et sa retenue pudibonde qui jamais ne l’amène à tenter un quelconque rapprochement avec Sonia autre que par la correspondance ? Où se situe la frontière entre la virtualité et la réalité de leur relation ? Knut fantasme-t-il sa correspondante ? La pare-t-il d’accessoires réels pour mieux assouvir son imaginaire ?
« Le plaisir de se sentir choyée, couverte de cadeaux, d’être l’objet de dévotion de Knut, elle est en train de se laisser aveugler par tout ça, se dit-elle. Lui, de son côté, se fabrique peu à peu une image d’elle, et elle le laisse faire. » (p.117)
La relation entre les deux protagonistes s’étend sur plusieurs années. L’enjeu dramatique réside dans la tension qui demeure entre Knut et Sonia : et le lecteur de se demander à quel moment Knut va enfin révéler son véritable dessein, d’autant plus qu’un certain attachement se met en place entre les deux, avec un certain décalage certes, mais la force du lien apparaît de plus en plus évidente.
« Et c’est à partir de ce jour-là que tout se précipite, que l’imagination éveille sa curiosité, et la curiosité, son imagination. » (p.134)
Knut est-il un Pygmalion qui moule sa création comme il l’entend ? On peut le penser lorsque sans cesse il pousse Sonia à exploiter son talent littéraire, l’intimant d’écrire des nouvelles, reprenant ce qu’il estime être des erreurs dans des gloses infinies. Y a-t-il là une emprise démiurgique ? Quel rôle Knut joue-t-il réellement ? Sonia peut-elle être en danger ?
« Quand tout semble miné par l’habitude, une nouveauté arrive. Où cela va-t-il finir ? » (p.154)
Ce roman de Sara Mesa est intéressant, mais la tension liée à l’intensité progressive du rythme et de la valeur des cadeaux s’étire, ce qui amène à une longueur certaine. L’aspect répétitif des envois, le mimétisme des scènes peinent à faire naître un engouement durable pour l’intrigue. Il ne s’agit pas de dire que le récit est ennuyeux, loin de là, mais la glose de Knut se déverse dans le texte tout entier. On notera l’inventivité de cette relation épistolaire, inédite, et le suspens mené jusqu’à l’acmé possible du roman. La réflexion sur la notion de réalité fantasmée et de virtualité est intéressante, et se fait un bel écho de notre société tout entière régie par le filtre du numérique.
Cicatrice, Sara MESA, traduit de l’espagnol par Delphine Valentin, éditions RIVAGES, 2022 pour l’édition de poche, 233 pages, 8.70€.