
Alice et Eileen sont amies depuis l’enfance. La première est devenue une écrivaine de renom, tandis que l’autre essaie de joindre les deux bouts à la rédaction d’un magazine littéraire qui publie poèmes et essais. Seulement trois heures de route les séparent, et pourtant c’est une relation épistolaire électronique qui les relie une grande partie du récit. L’occasion pour Alice d’évoquer sa rencontre avec Félix, un ouvrier à la réputation incertaine, qu’elle invite sur un coup de tête à un temps fort littéraire à Rome avec elle ; l’occasion pour Eileen d’informer son amie de son envie de renouer avec Simon, son amour de jeunesse avec lequel elle a toujours cultivé une amitié améliorée.
Au-delà de ces histoires de cœur et les considérations matérielles de leur mode de vie (l’opulence pour l’une, une relative austérité pour l’autre), les deux amies laissent libre cours à leurs réflexions sur la religion, la beauté, la violence dans le monde, le succès et la réussite.
« Ca me pousse à croire que, plutôt que de m’inquiéter et de théoriser sur l’état du monde, ce qui n’aide en rien, je devrais consacrer toute mon énergie à vivre et à être heureuse. » (p.242)
Des considérations empreintes d’une certaine philosophie, mais qui traduisent un certain pessimisme : de fait, Alice et Eileen semblent bien souvent désabusées et l’une comme l’autre cherchent un certain sens à leur vie. Ce sens, doivent-elles le trouver dans leur carrière, aussi chaotique ou incertaine soit-elle ? dans leurs amours ou leurs affinités affectives ? auprès de leur famille ?
« Alice, j’ai vraiment l’impression d’être un échec ambulant et que ma vie ne vaut rien, que très peu de gens se soucient de ce qui s’y passe. C’est tellement dur d’y voir clair parfois, quand les choses que je croyais essentielles dans la vie se révèlent n’avoir aucune importance, que les gens qui sont censés m’aimer ne m’aiment pas. » (p.54)
« Parfois, je me dis que les relations humaines sont un peu comme le sable ou l’eau, qu’on leur donne forme quand on les verse dans un contenant. » (p.112)
Au final, Sally Rooney narre un instant de vie de deux jeunes femmes parvenues à un carrefour de leur vie : Alice peut-elle renouer avec le succès et accepter de sortir avec un garçon de la classe ouvrière qui souffle auprès d’elle le chaud et le froid ? Quelles concessions peut-elle envisager ? De même, Eileen peut-elle se laisse aller à ses vrais sentiments, profonds et sincères, pour Simon, et cesser de se mentir à elle-même ? Assumer ses envies, ses désirs, ne pas renoncer à ces intuitions qui fondamentalement nous guident : tels semblent être les élans qui structurent et le roman et nos protagonistes. Un certain espoir à nourrir alors qu’un pessimisme mesuré est souvent de mise dans le récit, laissant planer sur chaque page la possibilité d’une ombre qui vient pondérer les élans des uns et des autres.
Ce troisième roman de Sally Rooney, écrivaine que j’affectionne depuis ses débuts, ne m’a pas autant plu que les précédents : j’ai eu du mal à accrocher aux considérations de deux amies, de la peine à ne pas m’agacer des atermoiements d’Eileen. Sans doute ai-je éprouvé moins d’empathie pour les personnages, plus insaisissables que les précédents : mais peut-être cette fugacité narrative est-elle le symbole de la difficulté d’une génération à être et devenir au monde de façon pérenne et solide. Une quête de sens signifiante…
Où es-tu, monde admirable ? Sally ROONEY, traduit de l’anglais (Irlande) par Laetitia Devaux, éditions de L’OLIVIER, 2022, 382 pages, 23.50€.
1 réflexion au sujet de “« Où es-tu, monde admirable ? » : Sally Rooney : à la recherche du sens de sa vie…”