
A même pas dix-sept ans, la jeune Arielle est envoyée en province, loin de son cocon doré de jeune fille de bonne famille, afin de poursuivre ses études dans une école d’ingénieurs. Très vite (trop vite), parce qu’elle a envie de s’émanciper du carcan familial et de devenir une femme comme sa jeune tante Sophie, elle s’abandonne au désir de ses camarades garçons.
« Les regards des deuxième année et des bizuts convergent. En voilà une qu’on va pouvoir se passer, disent leurs rires gras. J’ai un peu honte de m’être fait remarquer, mais je suis quand même assez fière d’avoir attrapé un garçon dès le premier jour. » (p.18)
N’y trouvant guère de plaisir sinon celui d’être dorlotée le temps d’une caresse furtive, Arielle papillonne, jusqu’à ce qu’Eric, un troisième année roublard et Don Juan de l’école, jette son dévolu sur elle, fantaisie inconséquente d’un instant qu’Arielle espère vivre elle longtemps.
« Pour tous les mecs de ma promo, elle est la fille facile prête à se taper le premier venu et qui a fini par mettre le grappin sur la star de l’école. » (p.97-98)
Fierté immense pour Arielle d’être l’élue de celui qui passe de fille en fille aussitôt son désir assouvi. Mais cette gloire de groupie peine à faire accepter à Arielle la douleur physique que lui inflige Eric lors de chaque étreinte, si souvent répétée. Sans doute le problème vient-il d’elle, après tout : le bel Apollon ne saurait décevoir ses partenaires, forcément. Alors elle subit, en silence, en hurlant intérieurement, les assauts de celui qu’elle aime, de celui qui abuse finalement de son innocence. Eric, incarnation en diable du pervers narcissique, use d’Arielle comme d’une marionnette.
« Je prends ce qu’il me donne, j’oublie tous les autres garçons. Je savoure l’illusion qu’il m’aime. » (p.157)
La jeune fille s’étiole : sa scolarité frôle la catastrophe, sa famille ne la reconnaît plus. Des heures durant elle s’isole, des week-ends entiers à l’école auprès d’Eric plutôt que près des siens. Pour sa mère, Inès, ce qu’elle soupçonne sa fille de vivre la met hors d’elle : comment une simple amourette peut-elle ainsi déposséder Arielle de sa joie de vivre et de l’innocence qui, il n’y a pas si longtemps, était la sienne ? Surtout, Inès craint qu’Arielle puisse vivre ce qu’elle-même a subi il y a longtemps : le viol par un ami de la famille ; le déni du coupable, qui a poursuivi sa vie en toute impunité ; le bébé non désiré et la jeunesse envolée ; la honte des parents auprès de leur cercle versaillais ; le serment que jamais Arielle ne verrait son monstre de père…
« Comment éviter le pire ? Comment éviter qu’elle se précipite naïvement dans les bras du premier venu ? Qui ne manquera pas de l’abuser, cette belle confiance toute neuve. Comme la mienne quand je me suis précipitée dans les filets de François. » (p.59)
Seulement, l’adolescente désire faire ses expériences, elle qui sait que le mari de sa mère n’est pas son vrai père. Est-ce que la béance paternelle originelle est à l’origine de cette quête effrénée de l’affection masculine qu’Arielle mène dès son entrée à l’école ? Comment son désir peut-il la transformer en victime offerte sur l’autel de son bourreau ? Comment peut-elle faire oui alors qu’intérieurement elle sait que c’est le « non » qu’elle a envie de hurler ? Comment délier les liens de son passé et de son présent et s’affranchir de la tutelle du masculin désirant et dominant ?
Agnès de Clairville l’assume, le revendique : cette fiction, ô combien bouleversante, est la mise en mots de ce qu’elle a vécu elle, jeune fille, mais que la justice n’a pas reconnu pour prescription des faits. Mauvais timing, malheur éternel d’une vie… Un récit vengeur et dénonciateur de toutes ces victimes qui murmurent leur refus mais auquel l’assaut demeure sourd, à dessein. Tant de femmes abusées qui, sous couvert d’un consentement tacite parce que muet, ont été marquées à vie.
Un texte coup de poing, le récit d’une spirale destructrice qui, malgré les mains tendues (de la famille, d’un ami, d’un amoureux), ne cesse jamais de brûler dans le cœur et le corps de la victime.
La poupée qui fait oui, Agnès de CLAIRVILLE, éditions HARPER COLLINS, 2022, 277 pages, 18€.
Pourquoi pas? Je le glisse dans ma wishlist, si un jour à l’occasion, je tombe sur lui?
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