A dévorer !

« Seule », Nesrine Slaoui : « girl-douleur »

A Argenteuil, Anissa est une lycéenne au quotidien difficile, puisque chaque jour elle subit les moqueries et les humiliations de ses camarades, parce que trop grande, trop maigre, pas assez jolie… Souffre-douleur de sa classe, elle encaisse sans rien dire les insultes, proférées face à elle ou diffusées sur les réseaux. Murée dans sa solitude, elle ne pipe mot, et encore moins à la maison.

« Sans filtre, sans artifice, son corps et son visage révélaient un physique ordinaire, ses imperfections, ses asymétries. Tout ça semblait loin de l’idéal calibré conçu de toutes pièces par les réseaux, de ses créatures, de ses fantasmes. Elle ne pouvait pas concourir, elle ne pouvait pas lutter. » (p.17)

« Le harcèlement qu’elle endurait étant d’autant plus douloureux qu’il ne laissait aucune trace apparente – nulle part. » (p.20)


Lorsque Dylan, le nouvel élève de sa classe, est placé à côté d’elle pour son premier cours, il lui prête un certain intérêt. Méfiante, Anissa se laisse difficilement approcher. Mais, après tout, Dylan vient d’un milieu bien plus aisé et au nom de la mixité sociale ses parents l’ont inscrit dans cet établissement difficile ; et lui, justement, a un regard neuf sur les choses. Sur elle. Pourtant, Dylan peut-il rester longtemps indifférent à l’effet de groupe qui pèse sur la classe ? A qui faire allégeance ? Anissa, qu’il trouve fondamentalement sympathique, ou les garçons populaires qu’il vaut mieux avoir comme amis plutôt que comme ennemis ? Un dilemme certain et, comme tout dilemme de tragédie, avec une issue forcément négative ?

En parallèle, il y a Nora, une belle et brillante trentenaire qui a réussi dans le marketing, jusqu’à obtenir un bon poste dans une entreprise de renom. Elle a dû se battre pour y arriver et faire fi de ses origines, de sa couleur de peau qui la stigmatise. Scindée entre ses origines et cette vie de Parisienne qu’elle s’est construite, dont elle affiche les codes mais qu’elle ne parvient finalement pas à assumer totalement, Nora se cherche.

« Nora cherchait partout sa valeur. » (p.114)

Elle ne peut guère compter sur Abel, son grand amour depuis six ans, mais qui se révèle être un pervers narcissique, manipulateur en diable, faisant de Nora sa souris, jouant avec elle, torturant ses sentiments, entre des déclarations éclatantes et passionnées et des semaines d’ignorance et d’appels bloqués. Accro, dépendante de / à cet amour (?) toxique, persuadée qu’elle pourra sauver celui qu’elle considère comme un enfant, Nora encaisse, apprend à vivre avec cette douleur d’aimer qu’elle estime être sienne. Un sacrifice de tous les instants épuisant. Quel affront ultime Abel peut-il imaginer pour porter le coup fatal à Nora ?

« Elle préférait ses disparitions, ses tromperies, ses mensonges, ses insultes, l’enfer qui habitait son regard, tout, plutôt qu’être seule – sans lui. » (p.51)
« bref, une addiction extrême confondue avec ce qu’il croyait autant qu’elle : ils vivaient le grand amour d’une vie » (p.66)

Ces deux portraits de femme en miroir questionnent les limites de l’abnégation : jusqu’où peut-on se renier soi-même pour les autres ? pour être aimé ? pour être accepté ? Chose encore plus difficile lorsque l’on est enfant de l’immigration et que vos parents vous rappellent le poids de leur sacrifice et l’enjeu que vous représentez vous
pour réussir, viser plus haut, viser mieux qu’eux ne l’ont fait. Nesrine Slaoui s’interroge sur l’image, sur l’estime de soi malmenée par autrui, cette dépendance au regard de l’autre, référence incontestée (hélas) depuis l’avènement des réseaux sociaux. Car on ne se construit pas seul, mais dans le regard de l’autre. Lorsqu’il y a une carence, béance, sur qui compter, sinon que sur soi-même ? Mais là encore, la résilience a ses limites.

« rien dans les actes pervers des hommes envers les femmes n’est anodin. Sans même se le formuler, ils ne cherchent qu’à réaffirmer leur domination. » (p.132)

Un récit coup de poing par sa force critique et par la dénonciation l’hybris dévastatrice au nom du regard des autres. Une quête de l’origine… des origines (familiale, identitaire, sociale, amoureuse). Tragique, forcément, et ces femmes de papier (allégories de toutes les autres, bien réelles) de se battre pour leur dignité.


Seule, Nesrine SLAOUI, éditions FAYARD, 2023, 140 pages, 17€.

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