
Majella est une jeune femme dans la vingtaine, qui a décidé de ne pas poursuivre ses études afin de prêter main forte au domicile familial. Ainsi, sa mère, alcoolique, écluse sa peine pour oublier l’absence d’un père disparu on ne sait où, peut-être à cause des derniers soubresauts de la guerre civile en Irlande du Nord.
Pourtant, plutôt douée pour les études, Majella aurait pu fuir vie sans perspective, engluée dans la petite bourgade d’Aghybogey, fuir un certain déterminisme qui fait que l’on n’échappe pas à sa condition dès lors que l’on en racle déjà le sol crasseux.
« C’était une ville où on ne pouvait se cacher nulle part, aussi les gens planquaient leurs secrets en pleine lumière. » (p.28)
Le quotidien de Majella se résume alors à des journées de désœuvrement, au cours desquelles elle essaie de tirer sa mère de son inertie et de son sommeil éthylique, avant de rejoindre chaque fin d’après-midi Salé, Pané, Frit !, échoppe de fish-and-chips où elle travaille. Là-bas, chaque soir, de 18.00 à 1.00 du matin, elle retrouve son collègue Marty, commère du village à lui tout seul, ainsi que tous les habitués, aux commandes immuables. C’est sans compter les inspections imprévues de Mrs O’Naas, patronne intransigeante et despotique.
Majella ne rechigne pas à la tâche, et ses observations laissent place à de savoureuses descriptions de toute une galerie de portraits de la population du bled, entre le vieux garçon un peu pathétique, l’ouvrier qui tempère ses pintes par un peu de graillon, les loubards à deux sous de la ville et les anciennes camarades, un rien pestes, de Majella. Cette dernière ne dit rien, se contente de servir, impassible.
« Majella se disait parfois que ce n’était peut-être pas de l’émerveillement – peut-être bien qu’il était comme elle : malade à force de se taper ce putain de bled. » (p.153)
Pourtant, au fond d’elle, il y aurait de quoi hurler : elle vient d’enterrer sa mémé, battue à mort dans sa caravane par un coupable introuvable ; sa mère est ingérable et c’est Majella qui se retrouve à devoir prendre soin d’elle et de la maison, crasseuse à souhait. Et puis il y a ces regards sur elle, jeune femme un peu trop grosse et pas très jolie, qui promène sa gêne aussi discrètement que possible. Heureusement, il lui reste sa chambre, son fief, ses vidéos de Dallas : sa grosse couette, les frites et le poisson pané que chaque nuit elle ramène après ses quelques heures de labeur.
« Majella n’avait pas pleuré depuis des années. Pas depuis la disparition de son papa, parce qu’elle ne savait pas si elle devait. Et puis elle avait continué de se retenir de pleurer. » (p.155)
Majella n’est pas fataliste : c’est la vie, et c’est ainsi. Durant cette semaine typique de la vie de Majella (ou presque, car ce n’est pas tous les jours que l’on enterre sa mémé fracassée par la violence de coups inexpliqués), Michelle Gallen nous donne des instants de vie, absolument prosaïques, mais dont la jovialité du ton tempère le désespoir sous-jacent. On suit ainsi une protagoniste qui fait fi d’un certain déterminisme pour mieux célébrer ce qui, au fond, lui procure du plaisir. Majella est un personnage qui incarne à merveille la résilience, en laquelle elle trouve la force d’avancer. On s’attache à elle, et c’est une tristesse que de la quitter, finalement bien armée pour se frayer un chemin dans ce que l’avenir peut lui offrir, aussi inédit soit-il.
Un récit original, parfois déconcertant, à bien des égards documentaire car socialement anthropologique.
Ce que Majella n’aimait pas, Michelle GALLEN, traduit de l’anglais (Irlande) par Carine Chichereau, éditions JOELLE LOSFELD, 2023, 344 pages, 24€.