A croquer

« Sentir mon corps brûler », Aure Hajar : les limites de la nécessité ?

Lila foule du sol pour la première fois la prestigieuse fac de droit sise près du Panthéon. Pour elle, c’est la promesse d’un nouvel avenir, forcément plus radieux que le morne quotidien dans sa cité de banlieue auprès de sa mère, femme de ménage aigrie et dévolue aux traditions familiales et ancestrales de Tanger. Une fuite, donc, vers quelque chose de meilleur, car il ne peut en être autrement lorsque l’on a dix-huit ans.

Seulement, Lila se heurte immédiatement à tous ces codes qu’elle ne maîtrise pas, entourée qu’elle est de jeunes étudiants tout droit issus de classes privilégiées. Elle essaie, tant bien que mal, de les copier, mais le constat est cruel : Lila ne sera jamais l’une d’entre eux, déterminisme social oblige qu’on lui fait bien sentir.

Ce même déterminisme social l’amène à faire des petits jobs pour joindre les deux bouts tout en étudiant. Peu rémunérés, chronophages, Lila a le sentiment de ne guère être gagnante à être aussi besogneuse. Alors, après quelques recherches, elle se décide à franchir le pas et à se prostituer, seulement deux mois après l’entrée à l’université.

C’est alors l’occasion pour elle de narrer ses rencontres, rarement très heureuses, jamais glorieuses, avec des hommes bien souvent libidineux. Elle trouve du réconfort sur un forum auprès de ses sœurs de la « putosphère », et c’est bien là sa seule récompense car ce nouveau rythme de vie l’éloigne des études universitaires, la sépare encore plus de ses « camarades » d’amphi.

« Et c’est à tort que je crus d’abord m’intégrer au moyen de la prostitution, alors qu’elle ne fit que m’éloigner de mes camarades. Elle balaya sans crier gare mes jeunes années, mes études et tout ce qui aurait dû constituer le ferment de mon avenir. Je me demande parfois quelle aurait été mon histoire si je m’étais mieux accrochée, si j’avais réclamé de l’aide au lieu de chercher à exister, si j’avais appréhendé la charge de travail qui me submergea dès les premiers partiels blancs, si je n’avais pas, au détriment de tout, voulu plaire aux autres étudiants. » (p.28)

Pour quelques centaines d’euros glanés le temps d’une nuit, Lila, devenue Fleur, expérimente le commerce du sexe. Lorsque le tournant vers l’industrie pornographique est pris, nous voilà à douter : Lila peut-elle se sortir de la spirale infernale dans laquelle elle livre son corps mais tient bon grâce à un esprit affuté et incisif ? Pleinement consciente de ses choix, assumés et revendiqués parce que soumis à la nécessité, à quel moment devient-elle réellement une victime ?

« Bien sûr, j’avais d’autres rêves, bien sûr j’espérais une autre histoire. De vagues projets restés vains dont ne subsistent en ma mémoire que les contours flous ; la confrontation au réel les a partiellement dissous. » (p.11)

Ce premier roman d’Aure Hajar me laisse mitigée. Je l’ai dévoré d’une traite, car bien écrit et astucieux dans sa progression, peu à peu dramatique. Néanmoins, je reste perplexe quant à la crédibilité de se prostituer seulement deux mois après l’entrée dans l’enseignement supérieur, le fait de nommer séance tenante les habituées « mes sœurs ». De même, le coup de foudre avec l’un des personnages du texte ne peut être qu’un emprunt aux clichés de la littérature feel-good tant les ficelles sont grosses. Des maladresses donc, que je résumerais de la sorte : le propos général du récit est très (trop ?) démonstratif. Ainsi, la plongée dans l’univers du sexe est le prétexte à une analyse anthropologique et sociologique du milieu : enquête autour des différents types de clients et dénonciation du machisme et du patriarcat qui musèlent les femmes. Dans cet univers, les hommes sont des « bêtes », tout juste bonnes à maintenir le sexe prétendument faible dans son infériorité.

« Comment trouver sa place dans un monde qui nous apprend dès le plus jeune âge que l’on ne doit jamais se demander pourquoi mais simplement : exister pour. Exister par. Exister au travers du regard masculin. » (p.239)

L’incursion de Lila dans la pornographie renforce la critique à l’œuvre dans le récit : manipulation, réification de la femme en objet sexuel jusqu’au déni de sa dignité… Rien ne nous est épargné, et le texte de revendiquer sa portée didactique. Le fond est donc riche et intelligent, car sans concession : Sentir mon corps brûler est un récit engagé, féministe, qui milite en faveur de la dignité des femmes dans un monde socialement et sexuellement cloisonné. L’intention littéraire est donc louable et le message parfaitement bien reçu.

« L’injustice entre les femmes et les homes me frappait à chaque instant de mon existence. Mais au lieu de la combattre, je m’étais contentée de vivre avec et d’oublier qui j’étais. » (p.136)

Sentir mon corps brûler, Aure HAJAR, éditions EYROLLES, 2023, 259 pages, 17.90€.

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