A dévorer !

« Fleishman a des ennuis », Taffy Brodesser-Akner : de bienveillantes y a-t-il des séparations ?

Toby Fleishman est un médecin de quarante et un ans, à la solide réputation dans le milieu, et à l’aube d’une belle promotion professionnelle. Seulement, sa vie est en lambeaux depuis que sa femme, Rachel, a demandé le divorce.

Rachel… Un bourreau de travail qui, au prix d’un nombre incalculable d’heures sacrifiées au détriment de ses enfants, est à la tête d’une florissante entreprise qui représente les têtes de casting du théâtre et du cinéma. A la clé, un train de vie diamétralement éloigné de toutes les considérations matérielles pour qui galère financièrement.

« Rachel savait travailler. Elle aimait travailler. Le travail était un concept qui avait un sens à ses yeux. Un concept qui se pliait à sa volonté et à sa logique. » (p.83-84)

Alors oui, Rachel leur assure le confort matériel, mais elle est si distante d’Hannah et de Solly. Et elle est si prompte à céder à la colère. Bref, Rachel est invivable, mais jamais Toby n’aurait pensé qu’ils se sépareraient car, à l’origine, cela a été l’évidence, la vraie. Alors, comment quinze ans de vie commune peuvent-elles être balayées d’un quasi revers de la main ? Affaire de priorité, d’ennui, de lassitude ?

« Le problème n’était pas qu’il n’avait pas totalement renoncé à penser à Rachel. C’était de ne plus savoir quelle place il occupait dans cette histoire qui le faisait paniquer. Avant, il comprenait les règles du jeu, il savait qu’il était l’objet de prédilection du mépris et du manque de considération de Rachel. Mais à présent, que représentait-il à ses yeux ? Que représentaient les enfants ? Elle n’était même plus dans une relation d’opposition. Elle était absente, purement et simplement. Comment s’y prend-on, avec l’absence ? Comment l’appréhende-t-on ? » (p.331)

Toby a tout le loisir de réfléchir à cette question lorsqu’il se retrouve, un chaud matin d’été, avec ses deux enfants à garder, Rachel prétextant une retraite pour y faire du yoga. Seulement, le week-end se transforme en semaine, et Toby expérimente la garde exclusive – un rien éprouvante – d’Hannah et de Solly. Tour à tour inquiet, rageur ou dépité, Toby essaie de concilier, une nouvelle fois, le pro et le perso, en assurant autant que possible le suivi de ses patients à l’hôpital, la prise en charge problématique de ses gosses et ses rendez-vous »algorithmés » par des sites de rencontre. Bref, Toby a bel et bien des ennuis.

« Durant ce début d’été nébuleux, il s’était efforcé de reprendre pied dans ce monde étrange où le moindre aspect de sa vie était à peine différent de ce qu’il avait été, et en même temps, à l’opposé de son ancienne normalité » (p.26)

Pauvre Toby, Oui, en effet, nous ne sommes pas loin de le penser jusqu’aux deux tiers du roman. Mais, lorsque dans le dernier tiers le lecteur « retrouve » Rachel, c’est une tout autre version de l’histoire qui nous est contée, et la version que nous tenions de Toby doit être relue sous l’éclairage des mots de Rachel.

Vous l’aurez deviné, Taffy Brodesser-Akner livre une réflexion approfondie sur l’amour, le mariage et la famille, nous donnant à voir et à comprendre que dans un couple, la vision qui est donnée de la conjugalité diffère selon le sexe. Une grille de lecture « aléatoire » qui peut mettre à mal même le plus solide des couples, preuve en est. L’amitié n’est pas en reste, puisque Seth et Libby, les deux proches amis d’université de Toby, apparaissent régulièrement dans le roman, tous deux pour questionner aussi, par leur parcours amoureux radicalement différent, le sens que l’on donne au couple. Au final, c’est Libby qui a le dernier mot, dans ce roman mise en abyme de son propre désir de création littéraire, pour dénoncer dans un final empathique et emphatique la chape de plomb qui emmure les femmes dans un carcan qui les étouffe. Et malheur à elles si elles osent pousser et dépasser les limites qui sont supposées être les leurs.

«  »On tombe amoureux, on prend la décision de se marier, et si tout ce qui arrivait par la suite se résumait à essayer de se souvenir de cet instant unique ? On se voit changer, soi-même et l’autre, et le véritable boulot consiste à se rappeler constamment les raisons qui nous ont poussés à faire ce choix? Et qu’est-ce que ça a de si honorable, de vouer son existence à un moment qu’on doit sans cesse s’efforcer de se remémorer ? » (p.486)

Peut-on tout avoir dans un couple ? A quoi tient le difficile équilibre conjugal ? Taffy Brodesser-Akner nous en propose une jolie et inventive leçon, manuel de survie – littérairement complexe et exigeant – à l’attention des âmes éprises…


Fleishman a des ennuis, Taffy BRODESSER-AKNER, traduit de l’anglais (États-Unis) par Diniz Galhos, éditions CALMANN-LEVY, 2020, 493 pages, 22.50€.

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