
Claire Bodin est, depuis quelques années, une enseignante dévouée au sein de l’établissement spécialisé de « L’Embellie ». Là-bas, on y reçoit « trente-cinq jeunes entre quatorze et vingt ans », souffrant de déficiences mentales plus ou moins sévères.
Claire apprivoise, cours après cours, ses chers élèves, qu’elle « aime » comme ses petits, et qu’elle souhaite tant armer pour affronter les difficultés de la vie. Ainsi, au-delà de l’enseignement des rudiments de la gestion, de l’administration et du secrétariat, c’est aussi une certaine philosophie de la vie adaptée à ce public qu’elle dispense. Patience, bienveillance, empathie et générosité guident cette fervente catholique, maman sur le tard d’un garçon nommé Adrien, dans sa mission éducative.
« Souvent elle pense : il n’est pas de perdant qui ne puisse gagner quelque chose, il n’est pas de défaite sans grandeur. » (p.27)
La nouvelle rentrée scolaire amène Gabriel Noblet, un jeune homme de dix-huit / dix-neuf ans, à assister aux cours de Claire. Timide et renfermé au début, Claire parvient progressivement à le mettre à l’aise. Elle répond positivement à son besoin physique d’accolades généreuses et aux textos inopinés qui lui demandent avec inquiétude si elle ne laissera pas tomber. Et Claire de s’impliquer, corps et âme, pour donner cette confiance si nécessaire aux progrès de son élève. Seuls le don de soi et la candeur propre à ce dévouement sont à l’origine de ses actes. Qui en douterait ?
« Impossible donc d’être naturelle. Mais alors ? Qui faut-il être ? Que faut-il dire ? Claire se sent dans une impasse : elle n’est personne hormis elle-même, définie justement par son naturel et son expansivité. » (p.267)
Cependant, peu avant les vacances de la Toussaint, un doute s’immisce en elle. Gabriel est certes en demande d’affection, mais il ne faudrait pas non plus qu’il soit en train de tomber amoureux d’elle. Marc, son mari, lui conseille d’en aviser sa directrice, la mal-nommée Mme Joyeux. Claire le fera, au retour des vacances.
Mais la famille Noblet a pris les devants et l’enseignante de cinquante ans est convoquée par sa directrice. Accusée sans plus de procès (et c’est bien là le problème), elle blâme Claire pour ses propos, ses gestes, tout ce qui a pu témoigner d’un assentiment affectif. Claire tombe des nues, tant elle est scandalisée que sa bonne foi puisse être remise en question : jamais elle n’a pensé à mal avec Gabriel, jamais !
« Claire se sent navrée par cette civilisation de la suspicion. Comment vivre dans cette ambiance ? Comment exercer un ministère ? Ou n’importe quel métier de relation d’ailleurs ? Elle constate déjà les effets d’inquiétude et de précaution. […] La fraternité, la compassion, l’amicalité ne peuvent plus s’exprimer. Tout geste affectueux devient suspect. La précaution rencontre sa limite. » (p.73)
Et le rouleau compresseur des mesures plus répressives les unes que les autres de s’engager. S’il étiole très clairement l’enthousiasme de Claire, il fait se fermer comme une huître Gabriel : tous les petits progrès encourageants qu’elle avait observés ne sont plus qu’un lointain souvenir. Mais Claire est prisonnière des injonctions administratives et ne peut faire un réel pas de côté pour rassurer son protégé. Jusqu’à l’acte décisif, irrémédiable…
Alice Ferney narre, avec le talent qu’on lui connaît, les mécanismes impitoyables de la suspicion dès lors qu’il s’agit d’une relation qui serait qualifiée de « contre-nature ». Or, le lecteur est pris à parti et ne peut que s’insurger car il est le témoin muet, impuissant, de cette mise au pilori d’une enseignante accusée avant même d’avoir pu plaider sa cause. La défense n’intervient seulement qu’après, trop tard peut-être…
Nous assistons aux tourments d’une quinquagénaire passionnée, mue par LA vocation de transmettre, remplie d’une bonne foi spontanée et d’une innocence que la pratique pure et désintéressée de la religion ne peut que corroborer. Mais lorsque le système s’acharne et refuse d’accorder une quelconque once d’empathie, y a-t-il seulement une issue possible ?
« Elle espérait les rassurer, se montrer telle qu’elle croit avoir été dans ce cas précis : charitable et secourable. Elle ne pouvait pas imaginer comme ses propos seraient dénaturés et retournée contre elle cette sincérité qui est toute sa manière de vivre. » (p.230)
Dans une société prompte à juger et à condamner, où le moindre soupçon est soumis à une interprétation (parfois biaisée), que reste-t-il de la vraie vérité ? Que cache l’excès de zèle en justice ? Quels en sont les ravages ? Quand la présumée coupable n’est que victime d’un système qui s’emballe, comment réagir ? Quand l’innocence est bafouée par l’opprobre du jugement hâtif, comment tenter de la sauver ?
« Jusqu’à quel point peut-on se méprendre sur l’essence d’une situation et la signification d’un geste ? Est-on en mesure de connaître suffisamment une personne pour la juger ? […] On peut vraiment se tromper, falsifier une personnalité, en toute bonne foi d’ailleurs, car le cadre de questionnement est prédéfini et une écoute déjà informée est déjà biaisée. » (p.251)
Un roman très beau, très fort, qui questionne avec justesse les failles judiciaires de de notre société.
Deux innocents, Alice FERNEY, éditions ACTES SUD, 2023, 311 pages, 22€.