
Mme Shibata travaille dans une entreprise qui commercialise des tubes vides en carton sur lesquels viendront s’enrouler, selon les clients, de l’aluminium, du film transparent, du papier ou encore des câbles.
Seulement, si sa mission telle qu’elle est inscrite dans son contrat est de vérifier les commandes, elle n’est absolument point préposée au café, aux poubelles à vider, à la vaisselle des tasses… Et pourtant, seule femme parmi les hommes de son département, tous attendent logiquement d’elle qu’elle gère ces corvées.
Un jour, lassée d’essuyer (sans mauvais jeu de mots) sans mot dire ces tâches ingrates, elle annonce tout de go qu’elle est enceinte. Ô mot magique, qui d’emblée l’exempte de tout effort autre que celui de ses attributions professionnelles. Encore mieux : on la protège, on lui accorde une attention à laquelle elle n’était pas du tout habituée, la palme de la prévenance revenant sans contexte à Higashinakano, l’un de ses collègues.
« Tout à coup, je décide de créer quelque chose rien qu’à moi, à entretenir, à protéger. Et tant pis s’il s’agit, dans le fond, d’un mensonge, de quelque chose d’intime que personne ne verra jamais. » (p.152)
Sauf que Shibata a bien évidemment menti et que la voilà prisonnière de son mensonge. Cela ne semble pas l’embarrasser et elle se met littéralement à nourrir ce mensonge : une grosse écharpe fera un ventre progressivement proéminent ; une application de suivi de grossesse la guidera dans les connaissances du développement de son « enfant » à acquérir ; des cours d’aérobic prénatal et de longues marches favoriseront son épanouissement de femme enceinte.
« Il y avait là un bébé. Mon bébé. Il avait sa place dans le monde. Il avait pris forme humaine, il avait pris vie. A partir d’un mensonge. » (p.178)
Shibata leurre sans trop de peine son monde. Pire : elle se met elle-même à croire à son mensonge, percevant petit à petit des coups de pied dans son ventre, des douleurs liées à l’inconfort de ce petit être qui « grandit » en elle. Peut-on se leurrer au point d’être la victime de son mensonge et de le vivre ? Quelle ironie de travailler dans une entreprise qui produit des tubes en carton vides et qu’elle-même soit un « nid » vide qu’elle nourrit de ses fantasmes !
« Une question me vient à l’esprit en écrivant : combien de ces enfants imaginaires ont pu exister jusqu’à présent ? Où sont-ils et que sont-ils devenus ? J’espère qu’ils se portent bien, tous. » (p.104)
L’autrice pointe du doigt le regard porté au Japon sur les femmes non mariées, célibataires de plus de trente ans, et qui décident d’avoir un enfant seules. Le récit tend donc à avoir une portée critique en dénonçant la place des femmes dans une société très formatée. Le propos se fait encore plus incisif à la fin du roman lorsqu’une camarade d’aérobic déverse son sac auprès de Shibata en maudissant l’absence d’implication de son mari alors qu’elle, épuisée, doit gérer les pleurs de sa nouveau-née et le mécontentement de son époux à être ainsi dérangé.
Le récit cache donc, sous l’apparente légèreté de ton, une réflexion essentielle sur la place et le rôle de la femme dans une société patriarcale. Une petite pépite édifiante à dévorer !
Journal d’un vide, EMI YAGI, traduit du japonais par Mathilde Tamae-Bouhon, collection Pavillons, éditions ROBERT LAFFONT, 2023, 217 pages, 20€.