A dévorer !

« Le Chant des revenants », Jesmyn Ward : une sublime incantation orphique dans laquelle une histoire familiale se fait l’écho du drame racial national et ancestral

Quelle claque que ce roman ! Quelle beauté et quelle ingéniosité littéraire ! Rarement j’ai ressenti une telle sensibilité à fleur de mots. Le Chant des revenants a reçu en 2017 le National Book Award : on comprend pourquoi…

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Nous sommes dans le Mississippi. Où précisément ? On ne le sait pas. Quand exactement ? On l’ignore. Un roman hors du temps et presque hors des lieux : une atemporalité qui confère à l’éternité du propos.

Jojo a treize ans et sa petite sœur Michaela, dite Kayla, trois. Leur mère, Leonie, ne dispose à leur égard d’aucune empathie maternelle. Ses rares élans affectifs se soldent par un échec et sa patience n’est que de quelques instants.

« Mais elle n’a pas l’instinct maternel. Je l’ai compris quand tu étais petit, un jour où on faisait les courses, elle s’est acheté quelque chose à grignoter et elle l’a mangé devant toi, alors que tu pleurais parce que tu avais faim. C’est là que j’ai compris. » (p.224)

« Elle serait capable de me frapper. Je parlais beaucoup en public quand j’étais plus petit, quand j’avais huit ou neuf ans. Et puis un jour elle m’a collé une baffe et après ça, dès que j’ouvrais la bouche pour la contredire, elle m’en mettait une. Elle y allait tellement fort que ça a commencé à ressembler à des coups de poing. Je valdinguais en me tenant la joue. » (p.114-115)

Telle une éternelle adolescente, elle survit de petits jobs et trouve l’apaisement dans des trips au meth ou au crack. Ces paradis artificiels font apparaître devant elle son frère Given, tué des années auparavant par l’un des cousins de Michael, ce dernier étant le père de Jojo et de Kayla. Un Blanc à cent pour cent mais qui expie ses délits à la prison de Parchman.

Heureusement, il y a Papy et Mamie, les parents de Léonie, pour élever le plus dignement possible Jojo et Kayla. Mais Mamie est malade, et le cancer qui la ronge fait fi de ses connaissances médicinales et de ses gris-gris méthodiques.

Lorsque Michael appelle Leonie pour lui annoncer qu’il sort de prison, la jeune femme embarque avec elle, et contre leur gré, Jojo et Kayla. Le périple s’avère éprouvant et parfois dangereux. Mais Leonie espère une vraie réunion de famille. Vaine illusion : Kayla ne lui obéit pas et Jojo reste de marbre. Seul l’amour fusionnel avec Michael est sauf et intact.

Cependant, Jojo est confronté à une étrange apparition à la prison de Parchman : le fantôme d’un jeune garçon noir, très grand et très maigre, entre dans son champ de vision et ne le quitte plus. Or, Jojo sait pertinemment qu’il s’agit de Richie, le jeune Noir que son Papy a rencontré dans la prison de Parchman quand lui-même a dû y séjourner. Papy lui a souvent raconté l’histoire de Richie, son souci de l’aider lors des travaux de force alors que le garçon était épuisé. Mais jamais il n’est allé jusqu’au bout de son histoire.

Alors, pourquoi réapparaît-il auprès de Jojo ? Quel est son message ? Quel drame se dessine en filigrane derrière ce fantôme ? Leonie et Michael peuvent-ils reconstruire leur famille sur des bases solides et matures ?

« Ça m’aveuglait, ça m’a rendu tellement cinglé que je pouvais plus parler. Y avait rien qui pouvait me soulager, et un jour tu es arrivé. » (p.244)


La richesse narrative du Chant des revenants est telle qu’il me faut, une fois n’est pas coutume, procéder par points pour en évoquer les principaux éléments d’analyse.

En premier lieu, Jesmyn Ward signe un roman très fort sur l’amour familial, perçu dans sa complexité de forme et de force : entre Papy et Jojo, la pudeur est proportionnelle à l’amour débordant qui les unit ; la maladresse de Leonie à aimer ses propres enfants est rachetée par la capacité de Mamie à aimer sa propre fille malgré son incompétence et son immaturité ; la tendresse de Jojo, petit homme de treize ans, à l’égard de sa sœur est touchante à l’extrême. Un amour familial sans doute maladroit, mais puissant et absolu tout du long.

« Je me suis avancé et j’ai pris Papy dans mes bras. Je ne savais pas depuis combien de temps je ne l’avais pas fait, mais ça me semblait important maintenant de passer mes bras autour de lui et de coller ma poitrine à la sienne. De lui donner une petite tape, une deuxième, avec le bout de mes doigts, puis de me décoller de lui. C’est mon papy, j’ai pensé. C’est mon papy.

[..] Le seul animal que je voyais devant moi, c’était Papy, Papy avec ses épaules carrées et son dos élancé, et la seule chose qui me parlait, c’étaient ses yeux implorants qui s’exprimaient sans les mots, Je t’aime, petit. Je t’aime. » (p.65)

« Peut-être parce que je voudrais qu’elle [Kayla] se tourne vers moi pour l’aider et pas vers son frère. Peut-être parce que Jojo ne me regarde même pas, concentré sur le corps entre ses bras, la petite personne qu’il essaie de rassurer, alors que je ne suis concentrée sur rien. Même en cet instant, mon dévouement : inconstant. » (p.99)

Le Chant des revenants est ensuite un récit de la transmission : ainsi, Papy enseigne à Jojo à se comporter comme un homme en lui transmettant les préceptes de gestion d’une ferme ; Mamie a longtemps enseigné à Leonie, comme elle-même en avait bénéficié par le passé, le pouvoir des plantes et des gris-gris pour conjurer les maladies et les coups du sort ; enfin, la filiation est celle de la capacité à entendre ou à voir les fantômes du passé, si l’on considère que Leonie revoit Given lors de ses trips et que Jojo découvre la présence de Richie dès son arrivée à la prison de Parchman.

La mort, la superstition et les croyances tissent le roman du début à la fin : Mamie est en fin de vie et espère le déclic libérateur pour cette autre vie que Jojo redoute ; les spectres du passé (Given, Richie) hantent les vivants que les nombreux gris-gris ne sauraient protéger jusqu’au bout…

« ça vient de Papy, c’est Papy qui a réuni la plume, la dent, le caillou, qui a cousu la bourse en cuir, qui me dit : Garde ça avec toi. » (p.74)

« des offrandes qu’elle a placées sur son autel au fil des ans pour soigner : chapelets de piments, pommes de terre, ignames, massettes, muguet, herbe à aiguilles, gaillet gratteron, gombo. » (p.206)

Enfin, Jesmyn Ward traite de la question raciale avec force et dignité : l’esclavagisme des Noirs à la prison est suggéré puis révélé par les terribles anecdotes des victimes noires de vendetta et de bûchers ; la haine des Blancs, incarnée par les parents de Michael, envers Leonie sonne le glas de toute tentative de rapprochement de la jeune femme et de ses enfants avec le couple.

« Je t’ai dit qu’ils ont rien à faire ici. Je t’ai dit de jamais coucher avec une pute nègre ! » (p.200)

L’acmé de ce racisme se situe à la fin du roman avec un tableau final terrible dans lequel les spectres des victimes – plus seulement Given ou Richie, mais tout ce peuple noir abusé par la race blanche – se hissent, tels des oiseaux, sur les branches d’un arbre pour signifier leur douleur par leur regard, conférant à l’incantation orphique. Saisissant, horrifiant mais ô combien poétique. La douleur sublimée et quasi-déifiée.

« Et les branches sont habitées. Elles sont habitées par des fantômes, deux ou trois par branche, jusqu’à la cime, jusqu’aux feuilles effilées. Il y a des femmes et des hommes, des garçons et des filles. Et même pratiquement des bébés. Ils sont à croupetons et ils me regardent. Noirs et bruns, blanc fumée pour les plus jeunes. Ils ne révèlent pas leur mort, je la vois dans leurs yeux, leurs grands yeux noirs. Ils sont perchés comme des oiseaux mais ressemblent à des humains. » (p.266)

Le Chant des revenants est un récit à la force incroyable, dans lequel un microcosme familial se fait l’écho d’une difficile histoire identitaire nationale.


Le Chant des revenants, Jesmyn WARD, traduit de l’américain par Charles Recoursé, éditions Belfond, 2019 pour la traduction française, 268 pages, 21€.

Un très grand merci aux éditions Belfond pour l’envoi gracieux en service presse de ce fabuleux roman.

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