Tout est prêt pour le mariage de la délicieuse Louise et du bien né Charles-Constant. Il faut dire que c’est un événement car sont conviés nombre de membres du « beau monde » : aristocrates, figures de la haute bourgeoisie, diplomates, personnalités et autres « gens qui comptent ». Bref, le gratin, la fine fleur de la société genevoise et en partie lyonnaise.
Pourtant, alors que tous l’attendent, Louise ne se présente pas à l’église : le pauvre fiancé éconduit apprend que sa future femme s’est enfuie. Coup de tonnerre sur l’assemblée réunie, mais les convenances priment : même sans la mariée, les festivités auront lieu et bien lieu, du cocktail à la collation à la fin du bal.
L’occasion est trop belle pour les langues délicates de se délier. Si Louise est absente, amis et membres de la famille se chargent de la rendre présente, et bien présente : pendant plusieurs heures, les discours sur la mariée s’enchaînent dans une joute oratoire où c’est à qui dressera le meilleur portrait de la mariée envolée. Ainsi, un philosophe, un ami écrivain, sa témoin, un ancien amant ou encore un ancien voisin se succèdent pour révéler tout ce qu’ils peuvent de Louise. Problème : non seulement le portrait général de Louise est à charge, mais les versions semblent se contredire.
« Quoi qu’il en fût, on découvrait ses défauts et ses vices avec une excitation difficile à dissimuler. » (p.151)
« On était abasourdis par les informations que l’on venait d’entendre. Elles contrastaient violemment avec l’image de Louise que l’on avait tant chérie et qui rassurait dans un monde juste où chaque chose serait au bon endroit, selon un ordre indiscutable et immuable. » (p.32)
Alors, plus les discours s’enchaînent, plus le mystère autour de l’identité de Louise s’épaissit : serait-elle cette petite fille trouvée dans la rue, sale et serviable ? Serait-elle cette jeune femme psycho-rigide qui aime prendre le contre-pied de tout ce qui lui est proposé ? Aurait-elle un penchant pour l’alcool ? Serait-elle cette fille facile qu’il est aisé de séduire ? Est-elle cet écrivaillon qui peine à vivre de sa plume ou cette femme de lettres auréolée de prix littéraires ? Le livre refermé, aucune certitude n’est possible pour déterminer qui est vraiment Louise. Une certitude : peut-être est-elle un peu de tout ce qui a été dit sur elle.
« A vrai dire, on n’y comprenait pas grand chose. Il était difficile d’appréhender l’identité profonde de Louise. » (p.100)
Au final, le lecteur assiste avec délice à un joli tour de force : Louise est absente mais elle est dans chaque page du récit. Mieux encore : le livre refermé, on brûle d’en savoir plus encore sur l’héroïne invisible.
« D’ordinaire, on l’aurait fait taire, mais, ce soir-là, la tentation était trop forte d’entendre comment ce personnage fruste contribuerait au portrait de Louise, laquelle était paradoxalement de plus en plus présente, presque tangible, au fur et à mesure que la conversation sur son absence se développait. » (p.77)
Il me semble que le roman de Laure Mi Hyun Croset nous donne une clé. Il est dit que Louise écrit des récits. Or, celui qu’elle écrit au moment où elle doit se marier raconte ce qui est exactement en train de se produire le jour du mariage :
« Il y était question d’une femme extraordinaire que l’on attendait et qui ne venait pas, faisant naître des interrogations mêlées de colère, de curiosité et d’inquiétude parmi ses amis. Chacun s’épanchait à sa façon, informant davantage le public sur son rapport à l’héroïne et au monde qu’en effectuant un véritable portrait de celle-ci qui, au fur et à mesure des prises de parole, échappait davantage à une définition claire et nette. » (p.119)
Alors, mise en abyme ingénieuse du roman dans le roman, ou réflexion sur la frontière entre réalité et fiction ? Qui joue avec qui ? Est-ce Louise avec les invités délaissés ? Est-ce Louise avec nous-mêmes, lecteurs ? Ou est-ce Laure Mi Hyun Croset avec nous, lecteurs ? Dans tous les cas, c’est redoutable et littérairement délectable !
Si ce beau monde ici réuni critique avec délectation la grande absente, il n’est pas pourtant épargné par le regard féroce et incisif à son égard : en effet, il s’offusque aisément de la trivialité mais n’apparaît pas comme dernier pour s’en repaître. La noblesse de sang n’est peut-être pas toujours celle de cœur ou d’esprit.
« Elle nous tendait un atroce miroir, nous accusant d’être des bourreaux en puissance ! Comme si, sous le vernis de notre parfaite éducation, se tapissait une violence souterraine, comme si rampait en nous une bête sauvage et meurtrière que la moindre anicroche libérerait. » (p.197)
Notons le grand écart linguistique maîtrisé avec talent lorsqu’il s’agit de reproduire le phrasé des intellectuels invités ou la gouaille de l’ancien voisin un rien prolo de Lyon.
En résumé, un excellent moment de lecture à fricoter avec ce « beau monde » !
Le beau monde, Laure Mi Hyun Croset, éditions Albin Michel, 2018, 199 pages, 15€.
Encore un thème intéressant, et aussi la façon dont il est écrit… si je comprends bien ! Bon dimanche 🙂
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Excellent dimanche 😊⭐😊⭐
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