
Garance Sollogoub est l’une de ces adolescentes qui, sans s’en douter, irradie de beauté et de grâce. Généreusement dotée des gènes slaves de sa mère qui l’élève seule, ancienne danseuse de l’Opéra de Paris, elle est de ces beautés qui ignorent leur singularité, mais aussi l’envie et la jalousie.
Pourtant, ce n’est pas pour autant que Garance est populaire, loin de là, même si elle crève d’envie d’appartenir au cénacle du groupe de Terminales qui règnent sur le lycée, jeunes gens friqués et désinhibés.
« Tous les membres de cette petite bande sont la matière première des ragots du lycée. On parle d’eux partout, tout le temps, dans la cour, dans les vestiaire du Coryphée, sur les réseaux sociaux… » (p.48)
Lorsqu’elle reçoit une invitation de Maud, chef de fil du cénacle, sur Instagram, Garance ne réalise pas : on la convie, elle ! Très (trop) aisément, elle renie son amie de toujours pour tenter de s’acoquiner avec son nouveau groupe, et surtout pour espérer attirer le regard du beau Vincent. Très (trop) facilement, elle se laisse entraîner par ses « amis », qui cultivent une vacuité confondante.
« Ça leur allait très bien. Ils auraient pu s’ennuyer jusqu’à la fin des temps. » (p.262)
Avec Maud, Salomé, Yvan, Greg et Vincent, Garance fait ses premières expériences…
Mais un dérapage fatal se produit : une vidéo mettant en scène Garance, qui devait rester privée dans le petit groupe, est lâchée sur la place publique des réseaux sociaux. Si l’ascension de la jeune fille a été fulgurante, sa chute l’est tout autant : Garance tombe en disgrâce et est lynchée, tant sur Internet qu’au lycée. Sa vie devient un enfer de tous les instants, la douleur une plaie béante.
« Il n’y a pas de rédemption possible et Garance le sait. C’est une ville qui transforme la moindre erreur en condamnation à perpétuité. » (p.328)
Existe-t-il un espoir autre que le suicide ?
Lorsque Garance disparaît, la police s’en mêle, et met à jour l’envers peu reluisant du fonctionnement virtuel des adolescents. Ces derniers sont-ils coupables, ou victimes d’une ère numérique sociale aliénante ?
A travers ce parcours initiatique de quelques mois dans la vie d’une adolescente comme il en existe tant, Francesca Serra tente de comprendre les mécanismes de fonctionnement des adolescents avec les réseaux, ces règles tacites qui régissent les relations, trop souvent de manière virtuelle que de façon réelle.
« Ils ne répondent plus aux impératifs sociaux de leurs aînés. Ils ont instauré, en silence, dans le secret de leur chambre ou dans la paume de leur main, une nouvelle ère que l’on persiste à qualifier de « technologique », mais c’est faux, ils s’en branlent de la technologie, ils ne savent même pas comment marche leur téléphone : c’est une nouvelle ère morale. » (p.434)
La condamnation est pondérée, car elle indique que les adolescents sont aussi prisonniers de ce que le progrès leur propose, et qu’il serait injuste de les blâmer de s’emparer des outils de leur époque.
« On peut ironiser sur leur génération, la blâmer, mais les précédentes aussi se définissaient par l’illusion dans laquelle elles se projetaient : ils ont les réseaux sociaux comme d’autres avaient la guerre, la conquête de l’espace, la contre-culture, le rock, l’électro, les drogues dures… Et les suivantes feront la même chose ; elles tenteront par leurs propres moyens d’échapper au sentiment d’être éphémères et insignifiantes. » (p.141)
Le blâme est surtout dans l’addiction aux réseaux et aux dramatiques conséquences que peuvent avoir des messages ou des vidéos : la vie de ces jeunes se joue trop souvent virtuellement. Or, lorsque vient la confrontation avec le réel, place au harcèlement. Alors, c’est le cœur au bord des lèvres que l’on suit la descente aux enfers de Garance, emblématique de tant d’ados réels crucifiés sur l’autel pixelisé des réseaux.
« Ça fait quarante-trois jours, elle a compté. Quarante-trois jours que Garance est internée sur internet. » (p.336)
Le retour à l’essentiel s’annonce être une épreuve, mais pourtant salvateur : dans la dernière partie du roman, l’espoir demeure.
Elle a menti pour les ailes est un récit que l’on lit en apnée, guettant les fils de la toile (virtuelle et réelle) qui emprisonnent progressivement Garance. Avec ce personnage, Francesca Serra propose un archétype littéraire des victimes adolescentes d’Internet.
Un roman fort, nécessaire, à la prose puissante, à la réflexion aboutie.
Elle a menti pour les ailes, Francesca SERRA, éditions Anne CARRIERE, 2020, 470 pages, 21€.