A 35 ans, Ophélie veut tout : être une femme, être une mère, réussir professionnellement. Or, si l’on considère son parcours, on peut considérer que ses objectifs de vie sont en passe d’être réussis. Une union heureuse avec Vincent et trois enfants ardemment désirés et tendrement chéris.
« Depuis ma première grossesse s’est installée une obsession. Celle de bien faire. » (p.45)

Mais, lorsqu’il s’agit de reprendre son travail au sein de l’hôpital en tant que praticienne hospitalière dans l’unité de jour de cancérologie de l’hôpital Saint Louis, les choses se compliquent. En effet, durant son absence, un copain d’étude l’a remplacée et a savamment avancé ses pions sur l’échiquier ascensionnel pour obtenir le poste universitaire à pourvoir, qu’Ophélie convoite depuis quelques années.
Ophélie n’a pas dit son dernier mot : ce poste, elle le mérite et, enfants ou pas enfants, elle se battra pour l’avoir.
« Je redoublerai d’efforts, je rentrerai tôt. Je me rendrai disponible pour toi et tes sœurs. Avec de l’énergie et de la bonne volonté, on est capable de beaucoup. » (p.18)
« Ces dernières semaines, Ophélie l’a décidé : elle veut tout. Un couple, des enfants, des amis, une carrière. Elle va sculpter, avec la minutie d’un artisan, sa vie rêvée. Et à force de travail elle en est sûre, le tableau sera parfait. » (p.60)
Sauf que, dans la réalité, les choses sont plus compliquées : Vincent n’est guère est à la maison, tout entier dévolu à son métier et en passe de sacrer sa propre réussite ; la nounou ne peut assumer plus d’heures que nécessaires ; les grands-parents ne répondent guère présents, pour mieux profiter de leurs loisirs.
« Ophélie est fatiguée. […] Ses enfants sont des êtres de désirs. […] Ses enfants sont des êtres de dépendance. […] Ses enfants sont des êtres de mouvements. […] Ses enfants sont des êtres d’opposition. […] Ophélie est contorsionniste. Sous l’action de ses trois contraintes, elle a changé de forme, au point qu’elle ne sait plus quel était son état initial. » (p.69-70)
Alors, entre son métier et la gestion des enfants, Ophélie se fissure lentement mais sûrement. Pire, une rancune sourde naît : pourquoi est-ce elle qui doit assumer les tâches ingrates domestiques avec les petits, alors que Vincent est accueilli en roi par des chérubins angéliques à son arrivée tardive ? Quelle tyrannie est finalement celle de son quotidien ?
Petit à petit, Ophélie perd pied. A vouloir tout concilier, elle se perd. Pourtant, des mamans exemplaires à qui tout semble tout sourire, elle en croise. Comment font-elles ? Et la rivalité toute féminine d’entrer en piste…
Mois après mois, Ophélie s’enfonce. Jusqu’à suffoquer. Jusqu’à perdre pied.
« Mais il y a quelque chose qu’il ne reconnaît pas chez elle, une forme d’automatisme dans ses gestes et ses attitudes. Un mode opératoire. Une absence. Elle est déjà partie. » (p.111)
Dans notre société où l’injonction faite aux femmes est de bien souvent devoir tout gérer (être une femme, être une amante, être une mère, être une professionnelle), de vivre deux vies en une seule journée, ce premier roman de Jessica Knossow s’avère fracassant. Avec des phrases simples mais cinglantes, elle crée une tension palpable, page après page, qui suggère l’étouffement et l’étiolement d’Ophélie. Avec elle, elle crée un archétype littéraire et sociétal, celui de la femme dépossédée d’elle-même pour mieux suffire aux exigences corollaires.
La perte d’équilibre, tangible, affleure, jusqu’à la chute. Salvatrice, ou destructrice ?
Un récit d’une grande force, d’une grande émotion, qui parlera à nombre de femmes, à la fois amantes, mères et professionnelles peut-être carriéristes (et alors, d’ailleurs ?). La maîtrise de toutes ces « balles » est-elle un leurre social ? Faut-il renoncer ? Dans ce cas-là, à quoi renoncer ? A l’inverse, faut-il tout accepter ? Est-ce que, parce que l’on est une femme, il est inné d’avoir le sens du sacrifice ? J’en doute. A chacune de le dire…
La jongleuse, Jessica Knossow, éditions DENOËL, 2021, 121 pages.