A dévorer !

« Le cœur en laisse », Line Papin : l’amour, entre amère servitude et nectar divin…

Maurice Mollgaard est un écrivain renommé, publiant avec succès depuis vingt ans un livre chaque année. A presque quarante ans, il a professionnellement bien réussi. Du côté de sa vie privée, guère d’éclats : sa relation avec la douce et passive Isabelle vit ses derniers instants, et l’escapade qui devait faire renaître les cendres de la passion est douchée net par l’apparition, dans leur hôtel, de la lumineuse, la flamboyante, l’iconique Ambroisie : Maurice vit la fulgurance du coup de foudre le plus sublime – et sans doute le plus romanesque – qui soit.

« je ne l’avais jamais vue, mais elle me transperça le cœur. Il me parut l’avoir toujours ce. » (p.12)

L’histoire aurait pu s’arrêter là, mais Maurice et Ambroisie se rencontrent de nouveau à Paris. De rendez-vous en rendez-vous, dans des lieux à chaque fois plus luxueux, Ambroisie ferre Maurice.

« Tout Paris se dressait autour d’elle. Cette ville, qu’elle saturait de sa présence, était non seulement parcourue, mais aussi illuminée par elle. Ses déambulations énergiques formaient une mouvance constante et sacrée, semblable au rayon lumineux de la tour Eiffel, qui ne s’arrête jamais de tourner et favorise les lieux où il se pose. Ainsi suivais-je Ambroisie partout, sûr qu’elle pouvait, pour moi comme pour Paris, chasser l’obscur ennui de sa brillante irradiation. » (p.43-44)

Ce dernier, subjugué par ce nectar féminin tout droit créé des dieux, cède à tous les caprices de son nouvel amour, ne prêtant guère d’attention aux petites dissonances qui peu à peu apparaissent : l’appartement atypique d’Ambroisie dans lequel elle se révèle cassante et froide, cette enfant qu’elle a eu par le passé et dont elle n’a pas la garde, ses périples privés auxquels Maurice n’est pas convié… Il est amoureux, alors il accepte tout. Ainsi, lorsqu’un cinéaste envisage d’adapter son dernier roman en film, Ambroisie force la main de Maurice pour avoir le premier rôle, quitte à saboter le film par un jeu au final déplorable. Et Maurice de céder, de s’oublier…

Car là est le problème : plus leur relation s’installe, plus Maurice tend à oublier ce qu’il fut par le passé.

« Ce fut sans doute l’époque de ma vie où mon cœur battit le plus fort, où je m’appartins le moins, où le monde frappait à la porte de ma poitrine pour me saisir et me dire : tu es aimé, oh oui, et tu aimes si fort. » (p.131)

De fait, il change radicalement de style vestimentaire pour mieux coller à l’aura d’Ambroisie ; il dépense sans compter pour lui faire plaisir, quitte à se retrouver sans le sou. Mais surtout, il ne parvient plus à décrire : sa passion amoureuse, dévorante, l’a dépossédé de son inspiration.

« Je m’en voulais. Comment avais-je pu négliger mon travail, au point de causer tant de tort à mon œuvre ? Écrire avait toujours été le centre de mon existence, ma priorité. Écrire, inventer, penser, raturer, puis publier, être lu, partager… » (p.218)

Autour de lui, ça gronde et on s’alarme : son éditrice, sa mère, ses quelques proches amis. Mais Maurice est amoureux, donc aveugle et sourd. Ambroisie le vampirise, le manipule à l’envi telle une marionnette.

« Son train de vie était bien au-dessus de mes capacités mais je ne voulais pas perdre la face et tenais souvent à l’inviter. » (p.199)

S’agit-il d’un amour à sens unique ? On pourrait effectivement le penser. Pourtant, Ambroisie semble réellement aimer / avoir aimé Maurice, en lui confiant des aspects exclusifs de sa vie. Mais, comme le ferait une enfant, elle semble reléguer Maurice au rang de tocade amoureuse, caprice d’un an et demi, dont l’écrivain mettra dramatiquement bien plus longtemps à se remettre…

« Cette mécanique allait durer des mois et me broyer tout à fait. » (p.267)

Si l’ascension amoureuse est fulgurante, on perçoit très vite les premiers signes d’une chute, d’une descente aux enfers inévitable. Et, en cela, le talent de Line Papin est extraordinaire. Ainsi, à même pas trente ans, cette jeune écrivaine donne à lire les tourments amoureux d’un homme (la maîtrise de la psyché masculine est remarquable), entre épiphanie et déchéance. Le lecteur est lui-même ferré au personnage (le choix d’une narration à la première personne y est pour quelque chose), alors qu’il perçoit la fugacité d’Ambroisie, au final être chimérique insaisissable, femme à laquelle il est vain de s’accrocher (mais cela, tant Maurice que le lecteur le découvrent trop tard).

« J’avais trop perdu au change, j’avais eu trop de peine, donné trop peu de moi, pour gagner si peu, pour perdre tant. » (p.282)

On notera la pertinence de la réflexion autour de la création littéraire : qu’est-ce qui inspire un écrivain ? Quels éléments peuvent le freiner ? Quand la muse amoureuse n’a rien d’une muse littéraire, à quel dilemme l’artiste est-il confronté ? On notera la pertinence de la réflexion autour de la création littéraire : qu’est-ce qui inspire un écrivain ? Quels éléments peuvent le freiner ? Quand la muse amoureuse n’a rien d’une muse littéraire, à quel dilemme l’artiste est-il confronté ?

« Parce qu’elle [Ambroisie] m’était devenue aussi indispensable que la littérature. » (p.223)

Le cœur en laisse (ô titre inspiré, qui résume à la perfection le parcours amoureux de Maurice) est l’autopsie littéraire d’un amour ravageur et ravagé. Délicatesse et élégance d’une plume déliée et pleine à la fois. Chère Line Papin, votre récit est un bonheur de lecture, et il scelle la merveilleuse dextérité de votre talent d’écrivaine ! J’admire et je m’incline bien bas devant une telle prose. Belle route littéraire !


Le cœur en laisse, Line PAPIN, éditions Stock, 2021, 330 pages, 20€.

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